Qui sait quand et comment un miroir peut être utile ? Celui-ci, je l'avais oublié dans le tiroir de ma table de chevet. Un miroir que j'avais rapporté de Tunisie, offert par un marchand du souk pour obtenir mes bonnes grâces et monnayer mon coup de coeur pour une carpette de soie rose et bleue. Un petit miroir à deux sous, encadré de pierres vertes porte-bonheur, au tain cabossé et qui devait traîner chez lui depuis longtemps.
Je n'avais pas acheté le tapis. Trop cher, insistais-je auprès du marchand qui n'en pouvait plus de brader son prix et de faire jouer la lumière sur le velours chatoyant. Sans doute, par un vieux réflexe d'Occidentale vis-à-vis des Maghrébins, craignais-je de me faire flouer. "De la soie ? C'est vous qui le dites. De la soie naturelle? Allons donc !" Le bonhomme s'était à peine froissé, habitué à la suffisance des touristes. Il ébaucha un sourire : "Prenez-le, dans cent ans il sera encore plus beau. C'est un héritage pour vos enfants, et les enfants de vos enfants." Je ne m'étais pas laissé convaincre et, quand je quittai le magasin, il ne me jeta plus un regard. Il avait déjà perdu trop de temps.
En rentrant chez moi après ces vacances, j'avais machinalement glissé le miroir dans le premier meuble venu. Il n'en avait plus bougé. Jusqu'à vendredi dernier, lorsque j'ai malencontreusement laissé tomber la petite glace de la salle de bains, celle qui me sert à vérifier, derrière, si j'ai bien camouflé l'épi dans mes cheveux. J'étais sans doute mal réveillée car je ne casse jamais rien, mais peu importe : l'objet éclata en morceaux sur le carrelage. "Sept ans de malheur", pestai-je machinalement en ramassant les débris. Heureusement, je me souvins du cadeau du marchand tunisien : il ferait l'affaire jusqu'à ce que j'aille faire les courses et que je le remplace.
La journée se passa sans que ma patronne ne m'accorde un regard. Entre nous, l'entente était souvent tendue: ses allusions répétées à ma distraction ou à mes pauses cigarette finissaient par m'horripiler et je devais souvent réprimer un mouvement d'humeur. Ce jour-là, elle était préoccupée par la mauvaise grippe d'un de ses gamins et se trompa trois fois dans le compte d'une cliente. Pas question de manquer l'occasion ! Devant les cinq ou six personnes qui fouinaient dans les rayons, je lui balançai une vachardise bien sentie qui les fit se retourner. Elle ne répondit rien, ne me regarda même pas mais sembla se recroqueviller sous l'assaut. Je ne sais si j'étais plus satisfaite de ma revanche que honteuse de ma sortie, mais je décidai de ne pas m'encombrer d'états d'âme importuns.
Ce soir-là, j'étais invitée à une réception d'anniversaire chez des amis. En me préparant, je me retournai pour vérifier ma coiffure dans le grand miroir, à travers le petit. Et si je reconnaissais trop bien l'épi familier, mon visage, dans la glace, me surprit. C'était pourtant bien mon visage habituel, je reconnaissais sa forme un peu triangulaire, la légère courbe de mon nez, mes lèvres minces, les paillettes d'or dans mes yeux verts dont les hommes me faisaient si souvent compliment. Qu'est-ce qui m'étonnait ? Un rien, sans doute; peut-être la fatigue qui marquait mes traits ? Normal, après une semaine bien chargée, à supporter les humeurs de la gérante. Vivement que le mois des soldes se termine et que le magasin retrouve sa vitesse de croisière ! En attendant, l'heure était à s'amuser. La soirée fut une réussite. Je flirtai de bon coeur avec Gaspard, le compagnon de mon amie Solange, une fille pas très gâtée par la nature. La pauvre, la jalousie ne l'embellissait pas !
A mon retour, vers quatre heures du matin, je fus encore troublée par l'apparence que me renvoyait mon miroir vert. Les traits tirés ? Normal, à cette heure et avec tout ce que j'avais bu, mais mieux vaudrait maintenant parler de ma peau tendue, raidie comme un masque, plaquée sur mes pommettes. Mes traits étaient comme effacés, privés de chaleur et de vie. Je portai la main à ma joue. Elle était froide. Pourtant, dans la glace qui surplombait le lavabo, mon visage offrait son aspect habituel et rassurant, à peine marqué par cette nuit blanche. C'était donc une illusion provoquée par la mauvaise qualité du miroir, l'explication était simple. Il n'y avait plus à y penser.
Je traînai en pantoufles toute la journée du samedi. En ingurgitant le programme faisandé retransmis par la télévision, j'annihilais mes scrupules. Un peu vaseuse, je mettais sur le compte de cette nuit bien arrosée une nervosité étrange. Sans doute aussi attendais-je un signe de Gaspard ? Le dimanche matin, en visitant le stand d'un brocanteur, je brisai malencontreusement une statuette de porcelaine bleue et blanche, une Minerve casquée, de jolies proportions, qui devait valoir assez cher. Le marchand ne m'avait pas vue : je filai discrètement sans demander mon reste. Il pleuvait à verse; heureusement, j'étais en voiture. Dans ma hâte d'arriver au chaud à la maison, je refusai à grands coups de klaxon le passage à une maman qui poussait un landau ; je crois bien que je l'éclaboussai en roulant trop près du trottoir. Bah ! tant pis pour elle ; de toute façon elle était déjà trempée. A trois heures, enfin, coup de fil de Gaspard. Il me proposait de le rejoindre au cinéma, je ne sais pas ce qu'il avait inventé comme prétexte pour laisser Solange seule un dimanche après-midi. Après le film, un navet, il me raccompagna à la maison. Pourquoi pas? S'il avait envie d'aller voir ailleurs, Solange n'avait à s'en prendre qu'à elle-même. Dix kilos de trop et une allure de ménagère de banlieue, ce n'est pas ainsi qu'on retient l'amour d'un homme . Gaspard, après tout, je m'en fiche. Si je sors avec lui, c'est juste qu'il embrasse bien, et puis c'est une bonne leçon pour Solange.
Quand Gaspard fut parti, je ne pus m'empêcher de reprendre le miroir vert. Cette fois, plus de doute : mon image ne me ressemblait plus. Le nez, oui, le nez pouvait être le mien, légèrement busqué, mais depuis quelques jours déjà ce n'était plus mon teint, ce teint lumineux que j'entretenais avec fierté et qui faisait mon éclat, mais une carnation sombre, mate, couleur de terre. Ma bouche, qui savait se faire douce pour roucouler des mièvreries à des garçons dont je me jouais, se pinçait en un rictus méprisant et sardonique. Mes yeux pailletés d'or n'étaient plus qu'une flambée de haine monstrueuse qui me fit horreur. Et mes boucles brunes, souples et soyeuses, des agglomérats secs et filandreux.
Non ! C'était impossible. Quelqu'un regardait par-dessus mon épaule... Une secousse nerveuse, violente, irrépressible m'arracha un cri qui me resta dans la gorge. Mais derrière moi, personne. J'aurais préféré qu'il y eût là, chez moi, dans ma salle de bains, un inconnu animé des pires intentions. Contre un être de chair, on peut se défendre. Ici, j'étais seule. Seule avec moi-même. Mais qui étais-je ? La jeune femme aguicheuse, délurée et satisfaite que je croyais connaître, ou ce monstre hideux, sombre, écoeurant?
Trahison ! Trahison de tout mon être ! Je ne reconnaissais plus mes traits, mais aussi je me sentais purgée de toute tendresse . Au fond de moi, je ne trouvais que du vide. Comme si je n'avais jamais su ce qu'étaient l'amitié, la bienveillance, la douceur. Comme si je n'avais jamais connu le sourire, la main qui caresse, le mot qui apaise. Ce visage déformé, cette âme rongée, à qui appartenaient- ils?
Dans le grand miroir de la salle de bains, je continue à voir celle que je croyais être. Et quand je sors, les autres ne se montrent pas surpris de mon apparence. Seul le miroir vert du souk décèle la bassesse de mon âme. Je ne le supporte pas. Les pierres vertes qui l'encadrent sont du même poison qui m'habite. J'ai voulu le casser, le jeter par terre, le piétiner. Il rebondit devant mon visage. J'ai voulu le jeter à la poubelle, le lancer dans la rivière. Le soir, il est sur la tablette du lavabo, intact. Je n'ai pas le choix : il faut que j'assume ma laideur et ma honte. Seule. Où que j'aille, ce maudit miroir me renverra toujours à ma turpitude. Le marchand du souk ne m'a pas pardonné mon mépris.