La première fois que je l'ai entendu, je revenais du club de foot où je m'entraîne tous les jeudis. Je ne suis pas un grand athlète, non, mais depuis tout gamin j'ai besoin de me dépenser sinon je deviens facilement agressif. A l'entraînement, je me défoule, j'ai plaisir à rencontrer les copains. J'entretiens ma forme. Et tant pis si Marie-France rechigne : je lui laisse sa soirée, elle n'a qu'à aller au cinéma avec son amie Colette ou regarder la télé pour une fois qu'elle peut choisir son programme.
Ca, c'est ce que je me disais. Avant. Maintenant, Marie-France n'est plus là pour rouspéter et ça ne me manque pas. Je vis bien, finalement : pas de comptes à rendre. Je suis mécanicien aux chemins de fer. Quand je reviens du boulot par le train de 17h28, arrivée à Mareffle 17h54, je vais souvent prendre un pot au café de la gare avec les collègues. Plus besoin de faire attention à l'heure. Il m'arrive de manger un morceau à la pizzeria du coin mais j'évite d'y aller trop souvent : j'ai l'impression que la serveuse en pince pour moi et je ne tiens pas du tout à me remettre un fil à la patte. Comme elle me sert largement l'apéro, j'en profite quand même de temps en temps. Après, je rentre à la maison et je regarde la télé : Koh-Lanta le mardi, du foot le mercredi, "Shark" le vendredi et de temps en temps un bon film comme "Rencontre avec un tueur" ou "X-Men 3 : l'affrontement final" qu'on a passé la semaine dernière. Le samedi, je joue avant centre en division III et le dimanche après-midi je vais supporter les jeunes du FC Marefflois.
Tout aurait pu continuer ainsi, j'étais bien. Mais il y a six mois, cela a commencé. C'était un jeudi, je revenais du stade où j'avais prolongé la troisième mi-temps avec Gérard, Christophe et Jean-Luc; on avait pas mal bu. En plein mois d'août, la nuit était claire, la lune presque ronde et je rentrais à pied, tout seul : le trajet n'est pas long jusque chez moi, on coupe quatre ou cinq cents mètres à travers champs et on atteint déjà les premières maisons. De toute façon, avec mon abonnement gratuit à la SNCB, je n'ai pas besoin de voiture. Personne sur la route. Mais soudain, un bruit de pas derrière moi. Un claquement de talons aiguilles. Je me suis retourné : rien. Et le silence à nouveau. "C'est la ligne à haute tension qui crépite, me suis-je dit, ou j'ai dû boire un coup de trop." Je me suis remis en marche. Et le claquement a repris. Bien sûr, je m'arrête encore, je me retourne : même scénario. Trois fois, quatre fois comme cela. L'air était encore tiède, pourtant je me suis mis à trembler et, tout en riant de mes frayeurs, je n'étais quand même pas rassuré : ce cliquètement ne me lâchait pas. J'ai été content d'ouvrir la barrière du jardin et de pousser le verrou de la porte d'entrée derrière moi. J'ai bu un dernier verre de bière pour me remettre, je me suis couché et j'ai dormi d'un lourd sommeil jusqu'au matin.
Le vendredi, je suis parti travailler comme d'habitude et ce n'est que le soir, en rentrant, que j'ai repensé à l'impression que j'avais éprouvée la veille. Pour me dire que je ferais peut-être mieux de lever moins souvent le coude avant que cela ne me joue des tours. Si je me mettais à avoir des hallucinations, à trente-deux ans!
La semaine suivante, le phénomène s'est reproduit. La sensation, non : la certitude que j'étais suivi. Et pourtant, personne. Je n'osais le raconter à qui que ce soit mais, un soir, pour en avoir le coeur net, j'ai trouvé un prétexte pour que Jean-Luc me raccompagne à la maison: je voulais lui prêter un DVD, un film avec Britney Spears et Jennifer Aniston. Le beau temps perdurait, on commençait à revoir un croissant de lune. Et le cliquetis des talons aiguilles était derrière nous. Non, pas derrière nous : derrière moi.
"Tu n'entends rien? ai-je demandé à Jean-Luc.
- Quoi?
- Des pas.
- T'es fou? On n'est que nous deux.
- Je sais bien, mais il m'avait semblé..."
Je n'ai pas insisté, de peur d'être ridicule. A la maison, je lui ai donné le DVD et quand il est parti, j'ai soigneusement fermé la porte à double tour, sans oublier le verrou. Le lendemain, le serrurier est venu poser une chaînette et une serrure à cinq points pour sécuriser l'entrée.
Puis, le temps clair a fait place à une semaine de grisaille. L'été s'en allait, les nuages assombrissaient la nuit. On ne voyait même pas la lune. Malgré mon appréhension, j'ai fait seul le trajet jusque chez moi, le jeudi vers onze heures, en rentrant du club. Et rien. Rien, aucun fantôme dans mes pas. Aucun clic clac sonore pour m'inquiéter. J'étais libéré. J'osais à peine y croire. Pour fêter ça, je me suis servi une bière pour regarder le programme en cours. On jouait "Batman". Le film était commencé et Michael Keaton en était à poursuivre Jack Nicholson dans les rues glauques de Gotham City. Le clair de lune noyait la ville dans des lueurs fantomatiques. Et je l'ai entendu. Je l'ai entendu à nouveau, ce bruit de pas sec et froid, ce cliquetis autoritaire de talons hauts. Il était dans la maison. Dans la cuisine, l'escalier, en haut dans la chambre. Il claquait sur le carrelage, mordait le plancher, s'étouffait un bref instant dans le tapis, redescendait, entrait maintenant dans le salon, passait derrière le canapé où je restais tapi, tous les sens aux aguets, étranger à mon corps liquéfié. Alors, j'ai senti son odeur, une odeur de parfum bon marché : elle achetait toujours une copie de Trésor de Lancôme à un Africain qui vendait des contrefaçons au marché, le samedi matin. Marie-France. Marie-France à la sempiternelle eau de toilette écoeurante. Marie-France perchée sur ses inévitables talons aiguilles, dans la rue comme à la maison. Marie-France qui va et qui vient, qui m'exaspère pendant que j'essaie de me détendre devant la télévision. Marie-France qui n'est plus là depuis bientôt un an. Marie-France à qui je ne pense presque plus.
Le film s'est achevé. Gotham City est retourné à ses ombres, et l'ombre de Marie-France s'est diluée dans les messages publicitaires tonitruants. Qu'avait-il bien pu se passer pour me mettre dans cet état? Devrais-je consulter un psychiatre? J'ai toujours méprisé ceux qui estimaient en avoir besoin : des fous. Et moi, n'ai-je pas franchi leur frontière?
Cette semaine, Marie-France est revenue me rendre visite chaque soir. A l'occasion d'un reportage d'Ushuaïa sur les papillons de nuit, d'une publicité d'Electrabel sur les lampes économiques, d'un rayon de lune qui filtrait dans le séjour par un interstice entre les rideaux fermés. Ce soir, il gèle et le ciel est dégagé, la lune est pleine. Il faut que je respire : je me sens si mal depuis quelque temps que j'ai demandé un congé au travail mais je ne suis pas sûr que ce repos à la maison me fasse du bien. J'enfile un chandail, boutonne ma parka. Je traverse le jardinet qui sépare la maison de la rue. Le pas de Marie-France emboîte le mien. Je m'y attendais. Tic tac tic tac, on dirait l'horloge qui décompte le temps. Nous longeons la route de Bertaille; je marche dans l'herbe, sur le bas-côté mais ses talons sur l'asphalte continuent à trouer le silence. Quelques voitures nous dépassent. Au carrefour, nous tournons à droite, dans la direction de la carrière de sable désaffectée. Depuis longtemps, l'eau a noyé l'excavation; des palissades et des panneaux avertissent du danger. Que nous importe? Un rayon de lune indifférent trace ma route : elle se perd dans les profondeurs liquides.
L'an dernier, en février, la lune éclairait le corps de Marie-France qu'on remontait du fond des eaux. La police m'avait inquiété quelque temps, puis conclu à un non-lieu. J'avais réussi un crime parfait.