Il y aurait dit-on dans l’existence, un temps pour tout. La petite enfance pour savourer la part du rêve, l’adolescence pour entrouvrir les yeux, l’âge adulte où, sorti de la sécurité du port, chacun mènera sa barque en priant tous les jours qu’elle reste sur les flots, et la vieillesse où les émois se recroquevillent discrètement, et laissent la place à l’inévitable retour sur soi.
Au beau milieu, au début, à la fin, un peu partout à la fois, il y a Lily. Difficile de dire où elle en est de son passage dans l’existence.
On la voit tous les jours au café des Tuileries, juste en face du célèbre jardin éponyme, sous les arcades de la rue de Rivoli. Elle fait partie du décor. Comme le comptoir de marbre où trône un cendrier résistant, comme l’escalier royal aux dorures rococo qui s’élance pompeusement vers le premier étage. Comme Florimond, le gérant-serveur-comptable-homme d’entretien de ce bar enclavé, étouffé par les échoppes pour touristes aussi nombreuses alentour que des bourgeons sur des rameaux de printemps.
On l’y voit tous les jours, sauf le matin où elle disparaît sous l’amoncellement des revues et des quotidiens qui s’entassent dans le kiosque à journaux situé à proximité du café. Lorsqu’elle tient ce petit commerce sans avenir, on ne connaît d’elle qu’un visage émacié, un peu ridé, délicat et serein, posé sur l’ébauche de deux épaules frêles invariablement décorées d’un immense châle russe. Elle n’a pas d’âge. Elle se prénomme Lily.
Quand midi s’affiche sur le petit réveil numérique posé à ses côtés, elle quitte son terrier de papier pour rejoindre, à deux pas, le café des Tuileries. Elle n’y déjeune pas. Elle s’assoit. Qu’il fasse froid au dehors ou qu’il y fasse trop chaud, elle commande une menthe à l’eau. Trois ans peut-être, qu’elle pratique ainsi. Les habitués du bar et ceux du kiosque sont les mêmes, des riverains du quartier. Ils disent d’elle qu’ils ne peuvent rien en dire, justement ; elle est discrète. Certains s’avancent un peu en supposant qu’elle n’a peut être pas toute sa tête, ou bien qu’elle est perdue dans des rêveries de poète. Lily sourit indéfiniment, énigmatique comme la Joconde qui réside à deux pas.
Lorsqu’elle prend place à la table pour deux, logée presque sous l’escalier, l’indéfinissable Lily n’attend jamais très longtemps. Florimond se débarrasse rapidement des commandes qui l’occupent, s’assoit à la même table, et sirote avec elle, une menthe à l’eau.
Florimond est amoureux. Cent fois, peut être, il lui a déclaré sa flamme ; sans le dire vraiment, avec des circonvolutions de poète. Autant de fois, elle n’a pas répondu, ou détourné ses propos par des réponses ridicules. Florimond se demande où Lily se situe sur l’échelle de l’existence. Restée captive de l’enfance ? Happée par la vieillesse au seuil de l’âge adulte ? Entrainée dans les brouillards d’une autre planète par des rêveries de poète ?
« Bonjour, ça va Lily, tu réfléchis ?
- La menthe est fraîche bien sûr Florimond, c’est naturel. Mais si tu parles de la salade, tu vois bien que je n’en ai pas pris …
Lily sourit. Elle se demande comment Florimond est parvenu à conserver sa place ici. Ses propos sont de plus en plus confus, souvent incohérents. Voici qu’aujourd’hui, il lui demande « si elle est défraîchie ». De quoi parle-t-il, de la menthe à l’eau ?
- Lily, tu te moques, c’est un jeu cruel…
- Des œufs coques sur une pelle ?
- Lily, pourquoi te conduis-tu comme une gamine espiègle ?
- Ah, pardon … tu voulais dire sur du pain de seigle, oui, c’est fameux…Des œufs coques sur du pain de seigle...
- Arrête, s’il te plait !
- Oui, alors tu as remarqué ma nouvelle barrette, et elle te plait ?
Florimond soupire. Un client l’interpelle. Il s’éloigne, le regard las. Il reviendra tout à l’heure poursuivre sa quête.
Comme tous les après-midi, Lily restera attablée jusqu’à 16 heures au fond du café des Tuileries. Elle sirotera une seconde menthe à l’eau et n’abandonnera pas.
Elle nourrit de tendres sentiments pour Florimond. Elle espère qu’il s’en apercevra et se déclarera, même s’il perd peu à peu la tête, ou bien qu’il joue avec elle et fait semblant de ne rien voir. De plus en plus, il dit n’importe quoi. Il fait l’aveugle.
C’est sans importance, pense-t-elle, je reviendrai demain, et demain encore. Un jour peut être... Elle ravale sa peine qu’elle envoie s’assoupir derrière l’écrin velouté de son sourire d’enfant patiente.
Demain matin, elle ouvrira le kiosque à 7 heures, déposera près d’elle le petit réveil numérique où clignotent les chiffres verts, et parce que le travail dans cette rue bruyante toujours embouteillée l’impose, elle placera discrètement les petits sonotones intra-auriculaires au creux de ses oreilles.
« T’es sourde comme un pot ! » lui avait lancé un gamin déluré en passant devant le kiosque quelques semaines auparavant.
Lily s’était vexée, mais pas vraiment fâchée. Le boucan qui règne dans la rue tout autour de son kiosque ne lui permet pas toujours d’entendre ce qu’on lui dit. Ou partiellement. Et quand c’est « pas du tout », elle lit sur les lèvres et sourit. Elle s’en sort bien. Non, elle n’est pas sourde comme un pot ! Son audition pâtit du bruit infernal qui l’entoure. C’est tout.
Lorsqu’elle se rend au café des Tuileries, elle cache ses oreilles sous les pans soyeux de sa chevelure. Par coquetterie. Personne ne doit savoir. Surtout pas Florimond. Il n’y a pas trop de bruit dans le bar, elle y entend suffisamment. La preuve, elle perçoit nettement les propos de son ami, même si des acouphènes viennent « zézayer » sur les mots, même si par réflexe, elle est tentée de vérifier ce qu’elle entend en lisant sur les lèvres. Là où chez Florimond s’étale le viril fouillis d’une moustache démodée qui donne à la lecture de curieux résultats. Non, bien sûr que non, elle n’est pas sourde comme un pot. Une autre preuve ? jamais son ami n’a laissé voir le moindre doute à ce sujet.
On ne sait pas sur quelle échelle de l’existence se trouve Lily. On sait seulement qu’elle vit en souriant, ignorant les interférences provoquées par les mobiles équipés du « Bluetooth ». Perplexe, étonnée que les clients viennent s’accouder au café des Tuileries, tous ou presque équipés de ces drôles d’engins dont elle se dit qu’ils paraissent greffés sur les joues de chacun.. Innocente et patiente, au milieu des champs électromagnétiques qui grignotent les mots d’amour qu’elle attend.
Sur le comptoir, un gros cendrier rescapé de l’époque où l’on pouvait fumer, offre une ligne de sagesse à la lecture des clients souvent indifférents: « La gentillesse est le langage qu’un sourd peut entendre et qu’un aveugle peut voir ».