Quel ne fut pas mon étonnement de pouvoir lire un livre ! Et pas des moindres. L'œuvre vivifiante de Paul Nixon. Je me tenais à l'affût de ses phrases. Les critiques littéraires m'avaient prévenu. Pas d'histoire chez Nizon. Ce qui me convenait. Rien de plus épuisant que de suivre les chemins fallacieux d'une histoire. Paul Nizon écrit avec son œil du dedans et celui du dehors. Je m'interrogeais sur ce que cela pouvait produire.
J'avais décidé de me laisser submerger par la quête de sa plume ou plutôt par le clavier tapageur de son Underwood. Il ne pouvait pas vivre une journée sans marteler ses impressions sur les touches métalliques. Je l'enviais. J'espérais qu'il allait m'inoculer ce fantastique virus. J'avais hésité longtemps avant d'ouvrir l'un de ses livres. Les commentaires sur son œuvre me faisaient rêver, et je craignais que l'œuvre elle-même tue mes rêves. Je faisais alors acte de courage. Par la lecture réelle des pages de Paul Nizon, je surmonterais le fantasme. Paysage sinueux, caverneux, que celui de son écriture. Paul mélangeait sa vie à d'autres vies et les moments d'un texte à ceux d'un autre texte, jusqu'à provoquer des résonances au sens inattendu. Il faisait se côtoyer l'improbable. Et l'improbable devenait le possible de l'existence. L'évocation de se qu'on ne pouvait saisir. C'était le charme narratif de Paul, qui lui valut entre autre le Prix Alexander Schröder à Brême.
Mais ce qui subjuguait le lecteur fortuit que j'étais, c'était l'image que je me faisais de Paul, celle tout simplement de l'Ecriture Incarnée, celle de l'Ecriture faite Homme. L'écriture était la raison d'être de Paul Nizon. A dire cela, cette expression convenue requiert cependant d'autres arcanes, recommandables ou aussi d'autres moins fréquentables. Oui, j'enviais Paul qui connaissait l'écriture-refuge, avec la chaleur hypnotique qu'elle propage. Oui, je jalousais Paul pour l'instrument qu'offre l'écriture frappant à la porte du réel, voyager par le dépaysement des autres. Mais Paul aussi écrivait la difficulté, le désenchantement, l'imposture à devoir écrire pour vivre mieux. L'appel des mots, ce chant des sirènes, comporte également son Enfer. Par la lecture des livres de Paul, reconnaissant derrière chacun de ses mots nos combats existentiels, je passais ainsi quelques bonnes heures. Toujours ça de pris au moins à l'ennui.
Je me disais que la route m'était ouverte et que je n'aurai plus à essayer d'enfourcher de nouvelles chimères. Dans mes mains se creusait la solution par les pages de Paul Nizon. Elles auraient pu aussi être celles de Kafka, Novalis, ou un certain Roger Laporte avec ses Carnets introspectifs. Paul rentrait dans la famille. La mienne. Jusqu'au moment on une nouvelle filiation passionnée l'éloignera. Il ne me restait plus alors qu'à faire. Ecrire, respirer par l'écriture, brûler chaque seconde avec le charbon des mots. Je brandissais le livre de Paul Nizon, crevais mes yeux à le décrypter, savourais cet instant sur le seuil, avant de refermer le livre et d'être seul devant l'acte d'écrire. Pour quelques instants encore, j'étais l'Eventualité, cette hypothèse agréable, le devenir de ce qui pourra me comprendre, m'inclure, m'impliquer enfin. La lumière de l'après-midi devait être splendide, elle enveloppait mes mains de tiédeur. Et les lettres des phrases s'alignaient charnellement sur le papier granuleux qui caressait mes doigts.
Je m'étais assoupi. Ce fut la clochette du chat qui me réveilla. J'ouvris mes yeux, mais la clarté du jour ne me prodigua aucune lueur. Toujours la même cécité me tassait là, dans mon fauteuil. Et mes membres paralysés depuis un accident d'enfance me jetaient dans l'incapacité de tout. Parfois le sommeil me rendait mobile. Je devenais le héros de mes désirs. J'écrivais en songe des livres pour me consoler. Je n'avais que le plaisir de l'oreille, quand une dame de compagnie venait me faire la lecture, trop rarement. Combien d'années encore à survivre avais-je ? Paul Nizon, c'était le dernier auteur dont on venait de me lire les pages les plus interrogatives de son Journal. Alors, avec ce que l'écoute encore me permettait, je spéculais sur le « Je est un autre » de ce coquin d'Arthur.
Dans ma situation, on doit faire feu de tous bois. D'une bluette, on allume les brasiers qu'on peut.