Dehors, l’orage grondait et je n’imaginais pas encore que la porte s’ouvrirait si violemment….
Telle fut la dernière pensée de Jean au moment de rencontrer malgré lui, Joseph et sa mouette.
L’A320 fusait droit devant, dominant avec sérénité le magma de nuages noirs, où des dieux s’entredéchiraient à coups d’épées phosphorescentes. La carlingue tanguait légèrement sous les ondes de choc percutant le fuselage, insuffisamment cependant pour inquiéter l’équipage rodé aux caprices du ciel. Le code de procédures avait été respecté à la lettre, les passagers invités à boucler leurs ceintures. Aucun d’entre eux ne pouvait plus circuler dans les couloirs. La plupart somnolaient, les autres se laissaient emporter, fébriles et rêveurs, par la beauté du spectacle sons et lumières qui s’épanouissait sous leurs pieds ; un ou deux apprentis philosophes remettaient leurs pendules à l’heure pressentant face aux éléments déchaînés que l’humanité n’est rien d’autre qu’un stock de pantins abusés, d’innocents instruments dans les joutes éternelles où se confrontent à tout instant le bien et le mal, la lumière et les ténèbres. Pions inconscients et pourtant présomptueux, troupeau d’ignorants vaniteux dépassés par les règles du Jeu.
Le long courrier était sous la responsabilité de Jean, commandant de bord, pilote de ligne confirmé par plus de vingt ans de vols réguliers. Détendu, libéré des contraintes de l’hyper vigilance par le pilote automatique intégré aux commandes numériques Fly-by-Wire, Jean discutait avec Eric, commandant en second, des sujets masculins qui occupent agréablement le temps. Ils échangeaient en riant, incapables de s’accorder sur celle des hôtesse qui, avant d’atteindre la côte Caraïbe, serait élue par leur jury secret – Reine des hôtesses les plus appétissantes-.
Jean vantait les charmes de Marina, une succulente jeune femme italienne au regard de braise, tandis qu’Eric soutenait Emilie, dont les courbes exotiques alimentaient ses fantasmes nocturnes.
La porte de la cabine, d’ordinaire verrouillée par sécurité, s’ouvrit brutalement sur un petit homme sémillant portant dans ses bras une mouette incongrue. En d’autres circonstances, le spectacle eut fait rire les deux hommes. Une stupeur coulant sur des flots d’angoisse poisseuse envahit la cabine. Jean chercha le regard Eric, espérant y trouver une explication rationnelle qui viendrait dissiper l’oppressant malaise. Il vit qu’Eric s’était brutalement endormi !
Jean se tourna vers l’homme et balbutia :
« Mais…qu’est ce que…
- Ah, pardonnez moi commandant. J’aurais pu faire autrement, mais le temps m’est compté.
- Mais bon sang, retournez à votre place ! Où sont les hôtesses ? Fichez le camp d’ici !
L’iconographie de l’enfer aérien défilait derrière les yeux écarquillés du commandant. Détournement, prise d’otages, terrorisme….
L’homme ne cillait pas, la mouette non plus, intéressée qu’elle semblait par la situation absurde.
Comme s’il lisait dans les pensées du commandant, l’homme s’empressa d’ajouter :
« Non, non, rassurez vous Commandant, je ne suis pas un terroriste, je viens juste pour vous aider, enfin, pour -Nous aider-… »
Eric ronflait, souriant à des rêves d’hôtesses conquises. Ni les hôtesses, ni le stewart ne répondaient à l’alarme discrète qui clignotait déjà dans les offices. Aucun vacarme de terreur parmi les passagers ne parvenait jusqu’à l’antre feutré de la cabine dont la porte béante livrait passage à un silence peu rassurant.
« Joseph… je m’appelle Joseph. Je vois bien que vous ne me remettez pas… ça ne fait rien, j’ai l’habitude …
- Joseph ? Quoi Joseph ? Mais que voulez vous à la fin ?
Sans y être invité, le dénommé Joseph s’assit du bout des fesses sur le fauteuil d’Eric qu’il repoussa gentiment pour se faire de la place. La mouette en profita pour voleter gauchement, se cogner aux parois, et souiller l’appui-tête sur lequel elle décida de se poser.
Gai autant que nonchalant, le petit homme déclara être plus connu sous le nom de Saint Joseph de Copertino. Il se dit né dans les Fouilles en Italie au XVIe siècle, prétendit avoir été canonisé et affublé par la suite de la charge de Saint Patron des aviateurs. Honneur qu’on lui fit pour avoir lévité béatement du temps de son vivant.
« Enfin, quand je dis « plus connu », j’exagère... La preuve, vous ne savez même pas qui je suis. Si ? Un peu ? … Non, pas du tout, évidemment ». Il rit de bon cœur en secouant frénétiquement ses mains d’italien.
Jean se détendit un peu. Le vieillard ne semblait pas dangereux. Un doux dingue nimbé d’une aura de bonté.
Sans attendre de réponse, Joseph poursuivit :
- Je ne suis pas très malin voyez-vous, j’aurais pu arranger mes affaires sans me montrer, mais je suis très maladroit. J’ai besoin d’aide. ».
Le commandant restait muet, sujet aux réflexions décalées qui accompagnent les situations inhabituelles auxquelles aucun comportement courant ne convient. Pour échapper aux réalités, il se concentrait sur la mouette. Comment avait-elle pu franchir les contrôles lors de l’embarquement ?
Reprenant lentement ses esprits, il s’interrogea sur la meilleure façon de sortir sans encombre d’une situation totalement grotesque : navigant au dessus de l’océan, il pilotait un A320 pris dans les mailles d’un orage qui allait s’amplifiant, et où tous les passagers dormaient profondément, hormis un Joseph sympathique mais délirant, et sa mouette rieuse perchée, attentive, et dégoûtante…
« Le temps nous est compté, il faut faire vite, insista Joseph, alors que sans scrupule, il s’emparait de la tasse de café refroidi qu’Eric n’avait pas eu le loisir de finir. Il but d’un trait.
- c’est quoi ça ? Ce n’est pas du café, tout juste de l’eau teintée !
- Vous n’étiez pas obligé de le boire lui répondit Jean, agacé. Que voulez-vous Joseph ?
- Retrouver ma crédibilité, aider les mouettes et vous sauver d’un crash…vraiment, ce n’est pas du café. En Italie, pour faire un bon café,… »
Jean l’interrompit, décidé à en finir avec le délire de cet homme, à trouver comment l’écarter avant d’avoir à atterrir. La côte Caraïbe se profilait sur le radar de bord, les communications avaient été interrompues par l’orage. En effet, pensa-t-il, il faut faire vite. « Poursuivez Joseph, je vous écoute ».
Joseph se cala confortablement dans le fauteuil, rejetant un peu plus de côté un Eric résolument absent, et déroula son récit. Dieu, expliqua-t-il, n’était pas mort comme le prétendaient certains, il n’était pas non plus indifférent au sort des hommes, il ne les testait pas, il était seulement parti se reposer. Evidemment, à l’échelle du temps humain, cela faisait bien longtemps. La vacance du Pouvoir Suprême avait provoqué une épouvantable anarchie dans les cieux. Il ne s’agissait pas d’une lutte pour le pouvoir, non plus d’un combat entre le Bien et le Mal. Ces hypothèses relevaient de l’intelligence limitée des humains, ignorant la nature espiègle et puérile des anges, qu’ils fussent de l’armée des cieux ou de celle des ténèbres. Non rien d’aussi sérieux n’était venu rompre l’équilibre céleste que la présence de Dieu suscitait naturellement. Simplement, livrés momentanément à eux-mêmes, anges, archanges et presque dieux, avaient découvert la liberté de jouer sans retenue. Le Jeu consistait à semer le désordre sur terre, et de fait, à pousser les humains à implorer les Saints. Ainsi, au cours ou au terme d’une partie, le Saint dont le nom était le plus souvent invoqué par les hommes était déclaré vainqueur et bénéficiait alors d’une notoriété supérieure à celle de ses pairs.
La mouette se mit à trépigner, impatiente, menaçant le dossier d’autres déjections inconvenantes. Joseph s’adressa à l’oiseau :
« -Oui La Volante, oui, j’y viens, patience… ».
Jean écoutait, de l’air résigné de celui qui ne peut faire autrement. Joseph reprit son récit là où la mouette l’avait interrompu.
« Ce que vous croyez être des orages, résultat de vos savantes études électromagnétiques, sont en réalité provoqués par l’agitation et l’indiscipline de mes compères : lorsqu’ils jouent, ils sont si excités, et si remuants, qu’ils perturbent les climats. Nous nous trouvons exactement sur le lieu où ils s’ébattent actuellement ! ».
- Oui, et alors ? s’inquiéta Jean
- Alors ? Alors si vous ne faites pas exactement ce que je vous demanderai de faire, nous serons d’ici quelques minutes la cible de leur jeu favori : ils dégomment les avions par tous les moyens possibles.. Pour jouer !
Jean consulta le radar, l’A320 se rapprochait de la côte. Dans moins d’un quart d’heure, il devrait avoir restauré la communication avec la tour de contrôle afin d’amorcer la descente. Il secoua Eric. Le second grogna mais refusa d’ouvrir les yeux. La radio grésillait de plus belle, quelle que soit la fréquence sur laquelle il tentait de la régler.
« Vous perdez du temps commandant…Laissez moi finir et vous jugerez ensuite…
- D’accord Joseph. Alors, « ils dégomment les avions »…Super non ? Et la mouette, là, celle qui me fixe comme si j’étais un merlan, qu’est ce qu’elle veut ? C’est aussi une sainte, la Mouette ? Mais qu’est ce que je suis en train de raconter se dit-il, je débloque autant que lui !
- J’y viens lui répondit Joseph. Par tous les moyens possibles, le jeu consiste comme je vous l’ai dit, à répandre le désordre afin d’obtenir les suppliques des hommes. Une supplique est égale à un point dont profite le Saint invoqué. Comme je ne suis pas malin, tout ce qui relève de ma protection est une cible facile pour mes compères, et comme je suis oublié des hommes, ce n’est pas moi qu’on supplie dans le drame qui s’ensuit. On prie Dieu, Jésus, ou un Saint qui n’a rien à voir avec les aviateurs, mais pas moi… Quant à la mouette, La Volante, elle est ici parce qu’elle représente ses congénères : toutes celles que les anges utilisent comme des projectiles en les lançant en masse dans les réacteurs des avions. Elle aussi a besoin de vous, vous comprenez ?
Jean était au bord de la crise de nerfs, prêt à perdre son calme, à insulter Joseph et tous les autres Saints, la mouette et ses pareilles. Il entendit un rire de dément résonner entre ses tempes. Une histoire de dingue, à rendre fou, assurément.
« Et que dois-je faire selon vous pour éviter d’être la cible du Jeu ? Que tirerez-vous de tout cela, vous et votre Mouette ?
- Mourir, lui répondit benoîtement Joseph.
- Pardon ? Vous plaisantez ?
- Non. Mourir un peu. Juste le temps nécessaire.
C’en était trop, Jean détacha sa ceinture, prêt à se lever et à bouter le Saint et sa fichue mouette hors de la cabine. Joseph l’arrêta :
- Pas pour toujours, Jean… Juste mourir un peu. Comprenez : les anges sont aveugles et ne repèrent les cibles volantes qu’aux pensées émanant du cerveau des hommes. Pas de tous les hommes, seulement de ceux qui maîtrisent les objets volants. Si vous mourez un peu, ils ne nous repéreront pas, ils ne jetteront pas une poignée de mouettes dans les réacteurs, je maintiendrai le cap le temps nécessaire, vous reviendrez à la vie et vous aurez échappé à la mort, définitive celle-ci. Quant à moi, en échange, je vous demande un service. Vous assurerez ma notoriété parmi les aviateurs, ferez en sorte que mon nom revienne dans leurs cœurs, et qu’ils n’oublient pas à l’avenir, de m’invoquer. Alors ?
Jean avait la nausée. La cabine sentait le renfermé et la fiente de la Mouette qui ne riait pas. L’esprit fatigué, il dit en gloussant :
« Je ne sais plus à quel Saint me vouer » …
L’orage se déchaînait, l’A320 approchait d’une zone de perturbations dangereuses. Les ailerons, gouvernes et volets vibraient sous la poussée déjà contrariée des réacteurs. Sans radio, sans Eric, le commandant n’était plus certain de parvenir à maintenir le cap. L’avion entrait dans le cœur de l’orage où retentissait à présent le chœur tumultueux des Anges.
Jean soupesait les solutions qui s’offraient à lui. Soit il était en train de rêver, et personne ne risquait donc rien ; soit il était bel et bien éveillé et ne s’en sortirait pas sans assistance, auquel cas, il ne restait que la proposition de Joseph.
« Tout de même, Joseph, "mourir un peu", geignit-il.
- Il suffit de me faire confiance, d’avoir foi en moi, de croire en ma bienveillance. Ce n’est pas très différent du sommeil vous savez, d’un sommeil sans rêve, sans pensées… et vous reviendrez.
Il n’était plus temps de raisonner. Le commandant accepta le contrat, abandonnant l’A320 chahuté par des forces de plus en plus violentes, entre les mains de Saint Joseph, petit vieillard dément, et les pattes de la mouette mandatée.
L’A320 négocia le virage d’approche de la piste 55. L’ouverture des trappes du train d’atterrissage fit entendre l’habituel « clink » qui se répercuta tout au long du fuselage surchauffé. Jean ouvrit les yeux, étonné de s’être assoupi quelques secondes sans avoir pour autant, pensa-t-il, cessé de décliner les gestes nécessaires à un atterrissage dans les règles de l’art. Eric rêvassait mais se reprit subitement, et cherchait désespérément la tasse de café qu’il n’avait pas terminée. Les passagers redressèrent les sièges, et bouclèrent leurs ceintures. Les roues touchèrent la piste, chacun retint son souffle. L’A320 roula, freina, ralenti, puis stoppa.
Jean ne put jamais se débarrasser d’une manie superstitieuse. Sans en connaître la raison, il rechercha le portrait d’un Saint qu’il ne connaissait pas. Saint Joseph de Copertino, le patron des aviateurs, dont il fit graver les traits sur des médaillons d’or destinés à être offerts à ses collègues. A chaque vol, sous les regards stupéfaits de ses accompagnants, il récitait à voix haute une prière venue d’ailleurs, dont les paroles s’échappaient d’un mystère : « Saint Joseph, protégez-nous, aviateurs ignorants des Jeux Célestes, qui nous livrons à vous dans une confiance absolue. Epargnez cet avion, ceux qui s’y trouvent à la merci des orages, et gardez les mouettes à distance …par la même occasion. Amen. »
A ceux qui, rongés de curiosité ou d’inquiétude, l’interrogeaient sur l’origine de cette prière, il répondait invariablement qu’il est des jours et des lunes, des saisons et des années où la poussière efface l’entendement.