Dans l’étroite cuisine qui broie du noir, Anaïs se forge un avenir d’espoir.
Il n’y aura pas toujours une seule fenêtre à la vitre cassée dans sa maison, un coin de cour lépreux où trois brins d’herbe jaunis suffoquent sous l’étreinte serrée des pavés, des vêtements trop petits ou trop grands que d’autres ont déjà largement usés, l’eau qui l’hiver prend un malin plaisir à geler dans les canalisations, le tapioca poisseux tous les soirs à défaut de rien d’autre, la mère qui pleure sur une inexistence qui dévore une à une ses espérances, et qui n ‘en finit pas de boire à la mémoire de ses espoirs défunts, le père qui ne rentrera pas et c’est tant mieux car Anaïs préfère l’absence à son indifférence, la terreur de la cave humide où logent le charbon et les rats, le lino vérolé où l’on s’accroche et se blesse les pieds, les deux ou trois meubles de guingois.. Le froid entre les draps rêches où elle se serre contre ses frères et sœurs autant pour avoir chaud que pour ne pas glisser du lit cage trop étroit.
Sous la pierre de l’évier, c’est le « refuge pour rêver » où Anaïs construit ses plans à petits pas.
Demain matin déjà, il y aura sûrement un peu de soleil, un rai de lumière suffisant pour la collecte des coccinelles qui déambulent en colonies dans la vieille cour meurtrie. Anaïs les regroupera, elle espère les dompter. Bientôt, elle pourra présenter un numéro exceptionnel aux autres enfants du quartier où l’on verra les insectes funambules parader au-dessus de la piste d’un mini cirque improvisé. Il y aura aussi les brins de mouron des oiseaux, qu’elle ramassera avec application pour les porter à Mme Chapman, la vieille dame du cinquième. On dit qu’elle est un peu folle. Elle laisse ses canaris voleter en liberté dans le logement. Mme Chapman porte un numéro à l’encre noire sur son poignet, Elle ne supporte pas les cages.
Il y aura aussi la musique mystérieuse qui s’échappe toute gorge déployée des fenêtres sombres du rez-de-chaussée d’en face. Les « Soutchak » sont arrivés depuis peu. Ils ont fuit un pays où les gens disent qu’on tue les hommes qui réfléchissent et savent écrire. La mère et le père n’ont plus d’âge, et même plus de livres. Anaïs pense que ce sont des morts qui marchent encore, tant ils sont gris et tristes. Des âmes slaves égarées. Mais il y a aussi leurs enfants, Nadia et ses nattes de lumières blondes qui caracolent jusque dans le creux des reins, et son grand frère Oleg qui répare des motos à longueur de journée en fredonnant « Kalinka ». Ils chanteront des mélodies à danser venues de très loin, Un Osuokhaï de Sibérie, un Khorovod d’Ukraine, un Takmak de l’Oural. Des chants à rêver. Anaïs dansera avec eux, en riant. Un trio de derviches tourneurs jusqu’à l’étourdissement, chantant de concert et dans un dernier souffle d’énergie, « Les yeux noirs » - Mais non je ne suis pas triste, non je ne suis pas morose, je me réjouis de ma destinée…-
Il y aura aussi Mireille Dory, la concierge. Elle a un secret qu’Anaïs connaît : la concierge a un autre nom, un vrai : Myriam Boukella. Mais il ne faut pas le dire, certains n’aimeraient pas le savoir. On raconte que son mari était un Harki à qui les siens ont coupé la tête avant qu’il sorte du pays. Quand il fait trop faim chez Anaïs, Mireille-Myriam fait des cornes de gazelle, des loukoums et des makrouth qu’elle feint d’oublier sur le rebord de sa fenêtre. Alors, dans la cour, c’est la fête, on engloutit, on rit, et les relents d’égouts reculent derrière les vapeurs aromatiques d’un paradis de miel et de pâte d’amande. La faim est vaincue, les ventres des enfants gargouillent du plaisir gourmand de l’abondance. Le tapioca n’existe pas.
Peut être même, dans trois ou quatre jours, Anaïs s’offrira-t-elle enfin la grande Aventure. Elle poussera la porte de l’interdit pour vérifier si, comme le dit le facteur, ceux qui vivent dans le foyer de la Sonacotra sont des cannibales. Il répète à qui veut l’entendre, que les noirs ne sont pas des humains et qu’ils mangent leurs enfants. Anaïs n’y croit pas. A l’école, Yasmine est noire et son père aussi. Yasmine n’a jamais été dévorée ni mordue, sa peau couleur d’ébène est douce comme de la soie et son sourire –chocolat blanc- ressemble au cœur des fleurs. Anaïs est son unique meilleure amie.
Au-delà de demain, après l’horizon qui se heurte aux frontières lointaines de la semaine prochaine, Anaïs perd le fil de ses projections. Il lui manque la longue vue des pirates qui dévoilerait d’autres échéances sur le parcours sinueux de l’existence. Elle le sait, mais qu’importe, son instinct prend le relais. Cette petite voix têtue qui susurre qu’il y aura d’autres choses et d’autres lendemains, que jour après jour, année après année, les choses s’embelliront. Elle se fie aussi et surtout à Bisnono (*). C’est son arrière grand père, le héro italien. Il a combattu « l’infamie », une bête monstrueuse assoiffée du sang de l’humanité. Parfois, le monstre porte un autre nom, -fascisme-. Bisnono dit à tout le monde qu’Anaïs « ira loin ». Elle le croit, Bisnono ne ment pas, il revient de trop loin.
Dans un curieux langage où le français malmené se trouve joliment coiffé d’un accent musical, il dit « La dignité, Anaïs, c’est une étoile. Si tu la suis toujours du regard, tu iras loin. N’oublie pas, la Dignité, c’est la seule chose qui compte vraiment. Suis cette étoile, elle te montrera le chemin. Ainsi, tu n’auras rien à craindre et ne seras jamais perdue ».
Il y aura d’autres choses demain. Elle y croit parce qu’elle sait confusément que renoncer à ses convictions l’empêcherait de grandir, de s’échapper de la cuisine qui broie du noir, d’être ailleurs que sous l’évier où ses genoux se blessent sur la tomette aux joints descellés. Et d’oublier le tapioca,
Je vais peut être ne pas ouvrir les yeux tout de suite, si confortablement abandonnée sur le transat à la toile de gros coton rayé. Abritée sous le saule gigantesque dont les mille doigts feuillus viennent caresser ma peau tiède et moite, je me suis assoupie en cette fin d’après midi. Sereine et pleine.
Sur la terrasse carrelée d’une magnifique tomette aux joints parfaitement scellés, ils sont tous là, comme chaque été. Les plus grands, les ados, et les plus petits.
Les yeux clos, j’imagine Samuel qui s’essouffle dans sa course pour rattraper sa sœur Rachel. Le chat et la souris. Dieu seul sait pourquoi, Keenan s’acharne à vouloir dresser des vers de terre. Il prétend les comprendre. Son petit frère Eliott-Ali voudrait faire de Max le Chien une monture sur laquelle Eliott-Ali-Alias-Zorro pourrait chevaucher, emporté dans une croisade héroïque destinée à chasser « les zinégalités ». Max se refuse obstinément à participer à la croisade, mais sans jamais montrer les crocs. Sagement assise à l’écart du chaos, Sarah la plus jeune de tous, s’applique à tisser une frise-pour-maman à l’aide de boutons d’or cueillis consciencieusement. Des cris, des rires, la vie.
Le soleil rasant dessine des tâches d’orange caramélisée sur les vitres des grandes baies ouvertes sur le jardin.
J’aimerais bien ne pas ouvrir les yeux, encore un peu. Je sais que les petits me guettent. Le moindre tressaillement de paupière les fera accourir et se jeter sans pitié sur ma tranquillité.
« Mamine ? MA-MI-NE ! T’es réveillée ? ». Suivront des chapelets de doléances enfantines. « - Est ce qu’on peut se baigner même si les parents ont dit non ? - Est-ce qu’on peut laisser les morceaux d’oignon et de poivron quand on mangera les brochettes, même si Papa n’est pas d’accord ? - Dis Mamy-Mamine, tu pourras leur dire que c’est toi qui l’a décidé ?.... ».
J’ouvre des yeux qui rient. L’essaim de jeunesse tient ses promesses, les petits s’agglutinent autour de moi et jacassent, quémandent, tombent et se redressent. Rachel les bouscule, elle est l’aînée. « Regarde Mamine, les étoiles arrivent dans le ciel. C’est laquelle la Dignité ? Montre-nous, encore….».
Au même instant, la voix enjouée de Jérôme-déguisé-en-cuisinier, se crée un chemin sonore aux frontières du jardin de l’Eden : « Anaïs, c’est prêt….. Viens s’il te plait, on va dîner ».
(*Bisnono : désigne l’arrière grand père en italien)