Quand j'étais toute petite, je croyais que tout ce que disent les mamans était vrai. En grandissant, j'ai su très vite que si je contestais la moindre des vérités que me disait la mienne, ça allait chauffer pour mes oreilles et peut-être même pour mon dos. En ce temps-là, le bon père Noël apportait des cadeaux certes, si on le méritait, mais n'omettait pas d'ajouter dans la hotte quelques verges et quelques martinets façonnés spécialement pour les échines tendres et vulnérables des enfants. A dix ans, j'avais déjà lu beaucoup de livres, notamment ceux de Dickens ou de Madame de Ségur qui décrivaient avec beaucoup de réalisme les sévices toujours justifiés aux yeux de leur auteur et administrés aux enfants qui peuplaient ces contes exaltants mais cruels et l'horrible Mère Mac Mich' hantait bien souvent mes nuits d'insomnies. J'ai frôlé le traumatisme irréversible en m'adonnant à ce genre de lecture jusqu'au jour où je fis la connaissance du bon petit diable et à ses vengeances très inventives à l'égard de l'horrible femme. Du coup, mes angoisses s'envolèrent et je ne vis plus du tout ces terribles récits du même œil. Je compris à ce moment -là que les brimades, les injustices, les sévices infligés aux enfants pouvaient être gommés par leur imagination, leur fantaisie et leur habileté à déjouer les pièges des adultes.
Moi-même, étant une enfant très timorée et tourmentée, me sentait enfermée dans un monde cruel, impitoyable, où les grands détenaient la Vérité et le Pouvoir absolu, où les enfants n'avaient comme seule alternative que la possibilité de se taire ou d'approuver en tous points les actes des adultes. Je décidai donc de prendre les choses en main et de me rebiffer à ma manière. En premier lieu, je dénichai la cachette où ma mère enfermait le fameux martinet aux lanières cinglantes, et allai le jeter dans la poubelle dès qu'elle eut le dos tourné. Puis je m'appliquai pendant un temps à jouer les enfants modèles pour qu'elle n'ait pas l'occasion de s'apercevoir trop vite de sa disparition, en souhaitant qu'elle oublie par la suite l'endroit où elle l'avait caché. Mon plan marcha à merveille, je restai trois mois sage comme une image, et au bout de trois mois, elle eut des doutes sur sa cachette et n'insista pas pour cette fois. Je fus surtout sauvée par le manque d'organisation et de mémoire de ma mère, qui faisait toujours 36 choses en même temps et en oubliait parfois les détails.
En ce temps-là, ma mère me gavait d'adages et de vérités premières tout au long de la journée et chaque sentence convenait à un moment précis ou une circonstance particulière : " ne me parle pas sur ce ton", " un ordre, c'est un ordre", "on ne répond pas" "on se lève pour dire bonjour" "on ne juge pas ses parents" "on ne lit pas à table" "on ne parle pas non plus" "tu vas faire connaissance avec mon balai" "attends un peu, je vais t'apprendre à vivre" "tu vas la prendre celle-là, comme ça tu pleureras pour quelque chose" "tu vas voir de quel bois je me chauffe" "je compte jusqu'à trois" "si ton père savait ça" " tu mens comme tu respires"... bref, c'est incroyable toute cette panoplie de phrases toutes faites dont disposent les parents et inventées uniquement pour menacer, ordonner, interdire, réprimander, sévir, reprocher, toutes ces injonctions négatives dont ma mère me soûlait et auxquelles malheureusement je ne pouvais pas répondre. Je me trouvais dans un rapport de forces totalement déséquilibré et je n'avais aucun moyen de m'en sortir.
C'est dans mon enfance que j'ai le plus ressenti cet énorme sentiment d'injustice qui me poursuivra jusque dans l'âge adulte et me rendra sensible à toutes les situations vécues au cours des âges par les peuples brimés, emprisonnés, torturés, voire exécutés, ces peuples qui n'ont pas la parole et sont le jouet de dictateurs, de tortionnaires, de monarques fanatiques. Ces peuples qui luttent inlasssablement pour leur liberté et pour celle de leurs frères. Ces peuples qui n'ont d'autre recours pour leur survie que la dérision, le simulacre de la gaîté, de l'optimisme, résistent à l'oppresseur par une apparente joie de vivre, chantent et dansent pour couvrir les sons du canon. Ces peuples qui gardent l'espérance en dépit de tout.
L'enfance est parfois cette espèce de préfiguration du monde cruel et impitoyable des adultes qui croient que leurs enfants leur appartiennent et qu'ils ont pratiquement droit de vie et de mort sur eux. Pensons déjà, au lieu de les admonester et de les harceler sans cesse par des injonctions dirigistes, humiliantes et dévalorisantes, à trouver ce qui en eux de meilleur, ce qui fera d'eux un adulte responsable, ce qui leur permettra un jour de s'épanouir grâce aux encouragements, aux félicitations, aux remerciements qu'ils auront reçu de leurs parents, et cela dès leur plus jeune âge. Disons et répétons à nos enfants que nous les aimons et que nous en sommes fiers. Et gardons nous de les confondre avec leurs comportements. Nos enfants sont de bons petits diables que nous devons respecter pour en faire un jour des adultes heureux et épanouis qui auront eux-mêmes des enfants heureux et épanouis, parce qu'ils auront suivi les bons modèles.