- Stop here !! Hurlais-je au chauffeur portoricain qui me reconduisait à JFK Airport. Après le coup de frein, son regard dans le rétro en dit long sur l'incompréhension de l'homme.
Je venais de passer deux jours épuisants et ennuyeux dans ce congrès sur la nouvelle technologie web proposée par un consortium d'éditeurs et de constructeurs pour contrer la dernière offensive du géant Microsoft.
Les yeux dans le vide je regardais défiler les façades miteuses et les impasses d'où pendaient les escaliers de secours, stalactiques de ferraille rouillée descendant frôler les poubelles nauséabondes, garde-manger des animaux en tout genre de la ville.
C'est là que je l'ai vue, au fond de cette ruelle, sur ce mur décrépit illuminé par un rayon de soleil, projecteur divin, poursuite de sa danse.
Je bredouillais quelques mots en espagnol au taxi, lui demandant de reculer un peu et de m'attendre un instant.
Après quelques pas je me plantais debout, interdit, le regard rivé sur elle.
Les mocassins achetés pour ce séminaire, en même temps que mon costume de lin beige, baignaient dans une flaque sombre que la dernière averse avait laissée sur mon chemin.
Le portrait géant de Marie se penchait sur moi sans me reconnaître, c'était si loin, elle était partie si vite.
Je revoyais le squat de la rue Turbot, prés de l'école désaffectée. Elle et ses vingt ans pleins de révolte, crachant sur la défonce que nous achetions à Max, et moi toxico parmi les miens, brillant esprit pourrissant dans cet enfer.
Marie dansait pour nous, je l'accompagnais parfois à la guitare quand mes doigts voulaient m'obéir, elle était le soleil de nos nuits blanches. Nous nous aimions et elle souffrait de me voir mourir un peu plus tous les jours.
Max s'était pointé un matin, furieux, un bidon d'essence à la main, avec trois autres gars. Ils cherchaient Marie.
Ce jour là notre squat est parti en fumée, ma mort et ma vie se sont arrêtées, me figeant dans un non-temps qui devait durer éternellement. Je n'ai jamais retrouvé mon étoile.
Un instant plus tôt je croyais naïvement que les années pouvaient effacer la mémoire. Mais non ! Marie s'affichait là, si proche sur ce mur délabré.
Au dessus de sa danse j'aperçu cette ombre qui me fit frissonner. Je sentais que la mort la dominait, dévoilant un sourire de carnassier vainqueur.
Je devais la retrouver, la protéger, me bouger.
Une main sur l'épaule me fit sursauter.
- Pardonnez-moi señor, il ne faut pas rester là, c'est dangereux.
Le chauffeur portoricain se tenait prés de moi. D'un hochement de tête il me montra l'énorme peinture.
C'est Maria, les gosses du quartier lui ont rendue hommage. Il y a six mois on l'a retrouvée morte ici, assassinée par les colombiens. Une sainte Maria, c'est pour ça que les mômes l'ont peinte ici, à l'abri des mauvais regards.
Je fermais les yeux.
- Hombre, faut pas rester ici !
- Oui, c'était une sainte, répétais-je tout bas, comme pour moi-même.
- Si señor!
Nous sommes remontés silencieusement dans le taxi jaune, mon chauffeur à jeté un œil dans le rétro, remis sa stéréo, Cypress Hill du rap hispano. Il était dans le bon tempo.
Je glissais mes Oakley pour dissimuler mes yeux et lâchais des larmes de honte.