C’est une ruelle pavée, ourlée de vielles maisons aux murs lézardés et décrépis. En cette dernière soirée d’été, un parfum aux notes tendres et envoûtantes s’évapore dans les airs à la manière d’une mélodie frivole.
Avec les semelles usées d’avoir trop battu les sentiers et les ruelles des villages avoisinants, avec sa casquette noire derrière laquelle se dissimule de jolies mèches rebelles couleur suie, celui qui pose sa vie chaque jour au bord des chemins a dérobé mon cœur à jamais.
Cette ruelle est devenue son théâtre, un théâtre d’émotions profondes et vraies où les vibrations des tuyaux sonores de son engin mécanique ont laissé des stigmates sur les murs comme sur ma vie. Avec lui, être libre signifiait encore quelque chose. Vivre sa vie, aussi.
Le saltimbanque dont je parle a marqué ma mémoire à jamais et a imprimé sur les pavés de cette ruelle l’estampille de son verbe, de son geste et de son chant. Je l’aperçois encore, derrière son orgue de barbarie juché sur une charrette vétuste, délicieusement paré d’arabesques, son petit foulard rouge se cabrant au vent, son veston de velours noir et sa chemise blanche aux manches bouffantes… Oui, je le revois, actionner sa manivelle avec ferveur et parfois avec nostalgie tout en distillant les notes et des textes séditieux.
Il venait souvent dans cette ruelle. Son étroitesse avait tous les ingrédients d’un décor intime pour un film de capes et d’épées. Je l’entendais depuis ma chambre, les fenêtres grandes ouvertes, juste au-dessus de lui. J’essayais de résister à cette voix insolite et déconcertante, à cette musique magique qui me happait…
Sa vision m’apparaissait comme celle d’un monde idyllique, simple, spontané. Une autre philosophie de vie.
Mais…surtout ne pas mélanger nos deux univers aux antipodes l’un de l’autre. Surtout se modérer, se maîtriser, s’accrocher aux valeurs inculquées, ne pas prendre les chemins de traverse, ne pas faire ce que l’on a envie de faire mais ce qui est convenable de faire, et pour finir, surtout ne pas se pencher par la fenêtre…
Surtout…
« Comment ne pas perdre la tête,
Serrée par des bras audacieux,
Car l'on croit toujours
Aux doux mots d'amour
Quand ils sont dits avec les yeux
Moi, qui l'aimais tant,
Je le trouvais le plus beau de Saint-Jean
Et restait grisée, sans volonté,
Sous ses baisers » (1)
Lorsque ses yeux noirs et profonds, impénétrables et pourtant rieurs, rencontrèrent les miens, je devins, en un tour de manivelle seulement, son Esmeralda des rues, acceptant son invitation au voyage dans les fins fonds de tonalités tantôt dramatiques, tantôt comiques, tantôt tristes ou tantôt gaies, au rythme du défilement de ses bandes de carton perforé.
Perforé, comme mon cœur aujourd’hui.
De Jean-Baptiste Clément à Jaques Higelin, en passant par Aristide Bruant, Fréhel, Piaf, Aznavour, Renaud, le Paris des rues, le Paris des artistes, le Paris bohème, le Paris canaille, son répertoire était aussi vaste et solide que ne le serait jamais notre amour.
Son orgue de barbarie avait ouvert une brèche, une faille, un nouvel horizon. Mais pas assez cependant pour éventrer les fondations de mon univers inflexible.
Eventré, comme mon âme.
Il avait choisi son destin, celui des pavés et des ruelles, celui de la liberté et du partage, de la musique et de la bohème. Il avait choisi…
Moi, non. J’avais subi.
Je n’avais pas su trouver le courage de troquer définitivement mon habit de jeune fille modèle contre celui de la fougueuse Esmeralda.
J’entends souvent au loin la gouaille du chanteur des rues. Et l’amertume me serre la gorge jusque dans mes nuits solitaires.
(1) les amants de St Jean