Très esthète, j'ai entrepris seule les peintures de mon appartement.
Après quatre mois de réflexion et deux autres de travaux, je termine par un dessin aux pastels grandeur nature, sur une partie d'un mur du salon resté en plâtre pour l'occasion.
Il s'agit d'un forme féminine représenté de dos, les bras levés les mains à plats, poussant une large porte d'où s'échappe une lumière polychrome aux tons clairs et doux.
Un instant, je recule pour admirer mon oeuvre.
Quatre heures de travail intense ont raison de ma fatigue, mes jambes vacillent.
Satisfaite de mon ouvrage je décide de faire une pause, abandonnant sur le sol peintures, pastels et pinceaux trempant dans le white-spirit.
Tant pis pour le désordre!
Je ferme le volet de la porte fenêtre et m'installe sur le canapé. Une petite varice lancine mon mollet gauche.
Je saisis la télé commande et zappe les chaînes.
Sur la 1 un cours de karaté, heu---non trop brutal pour moi.
Sur la 2 un défilé de mode, des corps mièvres mais d'une plastique sans faille, trop déprimant pour mon régime!
Sur la 3 la visite guidé d'une ruine égyptienne découvrant d'anciens plâtres curieusement modelés, zut une interruption momentanée.
Avec un peu de courage, je pourrais m'habiller et sortir chercher une cassette vidéo au distributeur de mon quartier près de la boulangerie.
Quoi que,je n'ai plus de monnaie m'étant démunie la veille pour acheter la mallette de pastels.
Je cache ma moue déçue dans la chaude couverture et je ferme les yeux.
Un petit bruit de frottement me fait comprendre que mon chat s'est éclipsé par la trappe de la porte de la cuisine.
Le sommeil m'engourdit et je m'abandonne sereinement.
Un léger courant d'air frôle mon visage et me réveille. J'émerge lentement de ma sieste. Un second déplacement d'air glace mes joues.
Intriguée, je me redresse à demi et remarque sur la table base, en face de moi, un plateau garnit de ma théière éléphant où s'échappe un agréable parfum de bergamote.
Ainsi qu'une montagne de minuscules gâteaux sucrés, deux délicats oeillets blanc mauve reposent sur des serviettes en papier et deux tasses de thé fumantes.
Pourquoi deux ?!
Etonnée, pensive, inquiète car à moins d'être somnambule, je ne me souviens pas avoir préparé ce délicieux goûter.
De plus je suis seule dans mon appartement et personne à ma connaissance n'a la clé de chez moi.
Mes pensées se bousculent, c'est étrange et---
- " J'ai à peine sucré et je pense que tu devrais boire maintenant puisque tu l'aimes brûlant."
Les sourcils froncés, un regard par ci un autre par là, personne!
- " C'est pour te remercier de ton accueil hospitalier, mais surtout de m'avoir offert cette belle matérialisation."
De sa voix émane une infinie douceur.
Vaporeuse, élancée, bleutée, elle s'assied sur le fauteuil en rotin en face de moi.
- " Je---qui êtes vous?
Son visage se précise, très fin aux yeux très claires. Son sourire tranquille me rassure malgré cette situation quelque peu insolite.
- Je viens de toi. Ton coeur recherche la paix. Tu m'as dessiné et je suis devenue " ta " paix!
Mes yeux se mouillent et ma gorge se serre. Mon bras se lève à demi, ma main s'ouvre comme pour exprimer ce que les mots n'osent plus prononcer.
L'instant et pathétique tant le silence est lourd de toutes les vicissitudes de ma vie.
- Alors---tu sais---" tout " de moi?
Lentement elle fait oui de la tête.
- Tu---connais mon secret?
- Tu t'accroches à la vie avec énergie, mais ton énergie est celle d'un fragile oisillon " seul " dans son nid.
Tu as autour de toi des alliés exceptionnels : docteur, diététicienne, thérapeute, charismatiques mais si dévoués à te sauver, de toi même!
- Je ne crois plus être---en danger. Je m'alimente normalement de trois repas par jour et---je ne vomi plus ni ne prends plus de laxatif.
- Mathilda, à moi tu ne peux pas mentir. Ta vie est un long et douloureux suicide.
Tu ne manges pas tu grignotes, tu dissèques, tu camoufles tes aliments.
Tu trompes éhontement l'amour qui t'entoure, qui s'inquiète, qui recherche désespérément des solutions miracles et culpabilise de l'impuissance à te secourir.
- Mais---je mange " autrement! "
- Pourtant tu affiches 1 mètre 60 pour 35 kilos, c'est dramatique!
- Je veux arrêter ce carnage! Je veux, moi aussi, rire et chanter! Je veux des amies vivantes et en bonne santé!
- J'ai confiance en toi. Ce joueur intérieur qui t'aveugle, ce vorace qui engloutit ton existence, ce carnassier qui se nourrit de ta faim n'est pas invincible!
Accroche toi Mathilda! La vie en vaut la peine et ta peine mérite enfin de s'apaiser. "
Un instant, je ferme les yeux sur l'épisode traumatisant de l'hospitalisation forcé.
Au carrefour des non dit, des dénis, de la colère, des larmes, de la solitude, mon coeur choisi de vivre. Non plus en spectatrice mais en actrice responsable de ma vie.
Refuser d'endosser cet informe brouillon extérieur. Refuser ce cylindre masochiste compressant l'intérieur du corps jusqu'à étouffer mon esprit éperdu.
Au tourniquet de la Vie,il ni a pas que les larmes isolées dans un casque de souffrance, la joie s'accroche aussi aux branchages du bonheur d'exister!
Moi, Mathilda, je décide de ne plus être synonyme! Je veux être moi!
rien que moi pour moi! et pour cela, ne plus dériver de mon objectif pour guérir!
J'ouvre les yeux, le fauteuil en rotin est vide et la table base est nette. Je m'agenouille sur le canapé et me tourne vers le mur dessiné.
La silhouette féminine est toujours là, de dos et semble pousser de toutes ses forces, la large porte où s'échappe une rayonnante clarté multicolore, vivifiante, peut être vers le monde---
Je me lève, enfile mes pantoufles et ouvre le volet de ma solitude.
Dehors le ciel est bleu et les oiseaux piaillent. De fragiles coquelicots tachent de sang l'herbe verte comme des cris lancés à l'absurdité de l'inconscient.
J'aperçois au lointain, traversant la rue, une joyeuse colonie d'enfants chantonnant gaiement.
Plus proche, un voisin sulfate consciencieusement presque amoureusement les jolies plantes de son jardin.
" Et dans mon coeur éclate la vie! "