Oh, je vous en prie mademoiselle, appelez-moi Mado, je préfère, ça fait quand même moins précieux que Madame.
Je présume que c’est Georges, mon mari, qui vous a dit de passer me voir.
Alors vous souhaitiez en savoir un peu plus sur l’épisode Suzon en banlieue ?
Ça nous a fait un choc lorsqu’elle a décidé de quitter Paris, pour s’installer dans ce petit pavillon de Meudon. Avec Georges nous pensions que c’était une absurdité pour une parisienne de partir vivre si loin mais, à notre grande surprise, elle s’est très vite habituée.
Souvent elle me disait que ça lui donnait plus d’inspiration que dans son atelier du 14ème arrondissement.
Elle s’était trouvé une bien jolie maison, au bord d’un petit talus bordé d’herbes folles et de coquelicots. On se serait presque cru en province, avec une roseraie qui embaumait tout le jardin.
C’est idiot, quand j’y repense, au début je n’osais pas aller la voir. Vous imaginez, mademoiselle, pour moi, la banlieue était synonyme d’expédition. Je devais prendre le métro puis le bus 115, descendre à Emile Zola, et continuer dix minutes à pieds jusque chez elle. Un véritable périple.
En face de chez elle, il y avait le parc municipal, juste de l’autre côté de la rue, avec un grand plan d’eau, des espaces verts parcourus de longues allées blanchies de gravillons et, surtout, il y avait les jeux pour les enfants.
Ça je m’en rappelle bien, nous nous amusions à reconnaître les jours de vacances.
De la véranda, ces jours là, on entendait les rires des petits autour des toboggans et les grincements plaintifs du cylindre des tourniquets qui trônaient tout près du bac à sable.
Et puis, il y avait aussi les samedis d’automne où nous regardions les jeunes papas qui venaient s’asseoir sous les ormes avec leurs bambins.
Ils donnaient du pain dur aux canards et rêvassaient en observant les feuilles mortes lâcher prise pour plonger dans le bassin et dériver jusqu’aux branchages des saules qui pleuraient dans l’étang.
Ils étaient simplement heureux.
La deuxième année, à cause de ses problèmes de jambes, Suzanne ne pouvait plus quitter son atelier. Quel paradoxe de rester cloitrée pour celle qui m’avait appris à aimer tout ces instants éphémères du dehors. Alors, enveloppée dans son grand tablier, les pantoufles aux pieds et la stéréo vissée sur les oreilles, elle créait.
Je passais régulièrement, prétextant m’occuper des rosiers à coup de sulfate pour détruire les colonies de pucerons qui les envahissaient.
En réalité c’est sa santé que je surveillais.
Quand elle me voyait, elle oubliait pour quelques instants les douleurs de ses jambes, elle me souriait, arrêtait sa musique et ôtait son casque pour me présenter les brouillons de ses œuvres futures.
Nous en avons passé des heures à papoter sans rien dire, assises à commenter la ville qui s’agrandissait, le parc rebaptisé jardin Anatole France de moins en moins visité et les voitures de plus en plus nombreuses.
Il y a un an Suzanne a été obligée de quitter sa maison, depuis elle est alitée à l’hospice.
L’atelier n’est plus là, les architectes ont agrandi la rue, inventé un énorme rond point, remplacé le petit carrefour, empiété sur le parc pour construire des bureaux, changé son monde.
Alors quand je lui rends visite nous conjuguons nos vies à tous les temps et c’est elle qui, comme toujours, me fait rêver.
Vous voyez, mademoiselle, si un beau matin vous croisez une Suzanne, ne soyez pas effrayée par son âme rebelle ou sa liberté de ton. Ces gens là sont comme ça, ils ne se soumettent pas aux mêmes règles que nous autres.
On les appelle « les artistes ».