La noirceur de la nuit ne lui permettait plus de voir ce qui se passait autour de lui.
La place aurait dû être déserte à cette heure tardive mais toutes ces voix qui l’entouraient lui donnaient le tournis, comme lorsque, enfant, il s’était perdu à la foire San Miguel.
Il sursauta, quelque chose venait de le frôler, un voile, soyeux. Alejandro entendit au loin quelqu’un qui l’appelait, ça provenait d’en face, de l’autre côté de la place.
Le vent chaud du sud s’était levé avec la nuit et séchait doucement les larmes qui glissaient le long de ses joues d’enfant. Soudain une vieille femme, un foulard noir sur ses longs cheveux gris, se pencha vers lui.
- Et bien, petit ! Que fais-tu tout seul ici ?
Derrière elle, deux hommes, le visage rougi par le vent et le mauvais vin échangèrent des mots qu’Alejandro ne comprenait pas. Riant et découvrant des dents jaunies, l’un deux cracha par terre, se signa et s’éloigna en tirant après lui une pauvre bête maigrelette qui n’avait plus rien d’une vache.
La vieille se détourna également, le laissant hébété au milieu de cette foule qu’il ne distinguait plus.
Les voix se faisaient tantôt proches, tantôt éloignées, claires et précises ou perdues dans un brouillard grisâtre.
Un cri le sortit de sa torpeur.
Une charrette lancée, bondée de cageots de porcelets le manqua de peu.
« Alejandro ! Alejandro ! »
Il se figea.
A nouveau il venait d’entendre cette voix si familière qui semblait l’appeler désespérément.
Elle provenait de là bas, il en était sûr !
Il s’élança en courant, retraversa l’immense place au milieu de laquelle il ne croisa personne.
Il ne devait pas la laisser s’échapper, cette voix il la connaissait. Elle lui appartenait.
Un court instant il aperçu son père, sur sa gauche, drapé d'une longue toge blanche. L’homme lui faisait signe du haut d'un gradin.
Le soleil aveuglant avait remplacé la lune et perçait à travers les nuages noirs du ciel.
Celui qui l’appelait n’était pas son père, pourtant étrangement il lui ressemblait, il était seulement beaucoup plus vieux. Leurs regards se croisèrent mais ne se virent pas.
Alejandro cria :
- Papa ! Papa ! Je suis là, c’est moi Alejandro !
Mais c’est une voix déformée, une voix d’adulte qui sortit de son corps d’enfant, c'était sa voix. Effrayé, il se mit à pleurer en s’approchant de l’homme qui le dévisageait tranquillement. Alejandro s’accrocha à l’adulte impassible, tirant sur le vêtement de toile d’où s’écoulait un trait d’un rouge épais.
Plus haut, les nuages, soufflés par les vents, avaient laissé l'esplanade sous le soleil de plomb. Alejandro ne reconnaissait rien ni personne. Il grelottait et criait avec cette chose horrible qui lui sortait de la gorge.
- Papa, c’est moi, pourquoi ne me vois-tu pas ?
Alors il s’effondra épuisé et terrorisé sur l’épaule de l'homme qui lui faisait face.
- Maria, prépare une injection, le nouveau refait une crise! Il me prend encore pour son père!
- Tu sais Carlos, c'est terrible pour lui, ils étaient ensemble quand la bombe a explosé.