Je me rappelle le soir du 11, le lendemain j’avais la finale olympique du Marathon. C’était la première fois que je participais aux jeux olympiques, et à New York en plus. J’en avais rêvé de ce moment là, durant des mois et des années. A force de travail, d’acharnement, en passant par des moments d’euphorie, de galère, de désespoir, de rage, de fatigue, j’avais été enfin sélectionnée.
Départ dans dix minutes. Je n’entendais plus rien que les battements de mon cœur qui s’accéléraient légèrement. Plus que cinq minutes. Je sentais une bouffée de chaleur qui envahissait mon corps. J’avais envie d’aller aux toilettes. Mais arrête un peu ton cinéma ! Je me raisonnais. Je lançais un œil furtif vers mon entraîneur, il levait les pouces en me faisant un clin d’œil.
- Ready ? Steady ? Go !
Pan. C’était parti. On me bousculait. Oh ! Ca va les filles, moi aussi je sais faire. Je jouais des coudes.
Les rues de la ville étaient envahies par la foule. Les gens criaient, applaudissaient, parlaient une langue que je ne comprenais pas mais je leur souriais, ils avaient l’air tous tellement sympathiques.
Concentration. Regarder devant soi, ne pas se disperser, gérer sa course.
Cinquième kilomètre. Premier ravitaillement. Je me sentais bien et je n’avais pas envie de m’arrêter. Mais Jef, mon entraîneur, m’avait bien recommandé de ralentir au premier ravitaillement, juste pour souffler un peu car c’est important pour la suite. On ne court pas un marathon d’un trait. Je savais tout ça, mais je n’avais pas envie de ralentir, car j’avais pris un rythme de croisière qui me convenait et j’avais peur de le perdre.
Je passais le ravitaillement. Tans pis. Il m’avait dit « A toi de gérer !», alors je gérais.
Ravitaillement dans un kilomètre. Cela fera dix. Bon, là, il fallait absolument que je m’arrête pour boire, grignoter et souffler un peu. Je pris au passage un gobelet d’eau, quelques raisins secs, je me rinçais la bouche et j’avalais les fruits secs qui tombèrent dans mon estomac comme des morceaux de plomb. Je repartis et les muscles de mes jambes me faisaient un peu mal. Je calais ma respiration sur ma foulée, ou ma foulée sur ma respiration, je ne savais plus, l’essentiel était que je reprenne un bon rythme.
Quarante cinq minutes. J’avais mis quarante cinq minutes ! Ne regarde pas trop ton chrono m’avait dit Jef. Rentre d’abord dans la course et garde un peu d’énergie pour les cinq derniers kilomètres. D’accord, mais j’avais toujours les yeux rivés sur ce putain de chrono !
Quinzième kilomètre. Ravitaillement. Même topo. Je ne pris pas de fruits secs, mais un verre de glucose. Beurk ! C’était dégueulasse, mais j’avais besoin d’un coup de fouet. Pendant que je dégustais mon nectar, je regardais les autres filles. Elles tenaient le coup. Il allait falloir que je m’arrache. A partir de maintenant, la rigolade c’était fini. Vous allez voir ce que vous allez voir !
Je repartis gonflée à bloc. Allez ma vieille, il te reste du boulot. Ce ne sont pas ces quelques pèlerines qui vont te faire peur. J’ai travaillé dur moi pour en arriver là, et je n’ai pas l’intention de me faire marcher sur les pieds. Non, mais !
Vingtième kilomètre. Nous n’étions plus qu’une poignée en tête de course, peut-être quinze, vingt ? Le plus dur restait à faire. Mes muscles ? Je ne voulais pas y penser.
Trentième kilomètre. Là, ça commençait à faire mal. Il fallait absolument que je pense à autre chose. Les encouragements de la population ne m’aidaient pas. Ils m’énervaient. J’essayais de chanter : « Un jour j’irai à New-York avec toi, la, la, la, la, la…… ». Non, ça me cassait le rythme. Mais qu’est-ce que je faisais dans cette galère bon sang ! Je savais que ce serait difficile. Ta gueule, mais tais-toi donc ! Merde, une fille me dépasse, non mais pour qui elle se prend celle-là ! Elle ne perd rien pour attendre, la garce ! Allez reconcentration, souffles bien, expires. Encore une fois. Ouais, c’est bien. Continue. Seulement voilà, pendant que je me remettais d’aplomb elle avait fait du chemin la pétasse. Oh, pardon, c’est pas très cool de ma part. J’étais en train de débloquer complètement. Remotive-toi, bon sang !
Trente cinquième kilomètre. Je la talonne. Elle se retourne plusieurs fois. Et oui, je suis là. Tra la la la lère. Bisque, bisque, bisque. N’importe quoi ! Mon hypothalamus était à saturation, il rejetait toute l’endorphine ; j’étais shootée à fond. Aïe ! point de côté. Non, les gaz ! Ma hantise. La hantise de tous les coureurs de fond les gaz ! Je penchais légèrement mon buste de façon à faire une légère pression sur mon côté gauche comme me l’avait appris Jef. C’est nerveux, tu es un paquet de nerfs, me répétait-t’il sans cesse. Les nerfs, il faut les calmer, en respirant à fond lentement. Je sais, je sais…
J’expirais à plusieurs reprises, toujours penchée sur le côté. La douleur s’estompa au bout d’un long moment.
Quarantième kilomètre. Elle tenait bon la bougresse, mais je la dépassais. Cela ne lui plait pas, et bien tant pis. J’avais l’impression que mes jambes étaient deux bouts de bois. Il fallait que je résiste. C’était maintenant qu’il fallait agir, appliquer toutes les recommandations apprises, répétées. Ce n’était plus l’entraînement, c’était la course. La vraie. Avec une médaille au bout. En or de préférence. Et celle là je ne la laisserai à personne. Ce n’est pas une espèce de Teutonne qui va me faire peur, même si elle me dépasse largement en taille. La rage me revenait. C’est bon, c’est bon.
Plus que deux kilomètres avant l’arrivée, et un avant l’entrée dans le stade. J’accélérais un peu, je ne sentais plus mon corps, j’étais dans un état second. Je me retournais. Elle était à une dizaine de mètres derrière moi. Elle avait le visage un peu déformé, elle souffrais, c’est sûr. Je n’allais quand même pas la plaindre ! Tu n’as qu’à plus te retourner et puis c’est tout.
Le stade. Plus qu’un kilomètre. J’y suis ! J’y suis ! Je passe l’entrée et là, je suis éblouie. Une foule en délire m’acclame debout. Je ne suis plus sur terre, j’ai des ailes, je vole. Oui, je vole. J’accélère encore, si je pouvais faire un temps, Jef serait content. Concentration il te dirait Jef, concentration. Ne perds pas ton énergie, fonce ! Et je fonce. Je vois la ligne d’arrivée qui se rapproche. Cinq cent mètres. Le foule crie de plus en plus. Je n’en peux plus.
Quatre cents mètres. Tu y es presque. Aïe ! mes jambes. Trois cents mètres. J’ai envie de me laisser tomber sur le tarmac tellement j’ai mal. Deux cents mètres. J’entends des « yes, yes ». Cent cinquante mètres. Cent mètres. Là, j’y crois ferme. Je jette un petit coup d’œil derrière moi, au cas où la Teutonne aurait eu un sursaut d’énergie, mais non je ne vois personne. Je suis seule, totalement seule. Cinquante mètres. C’est l’euphorie. Mes jambes ne m’appartiennent plus, je ne les sens plus, seul mon cerveau fonctionne et répète sans cesse : avance, avance. Je vois la ligne blanche se rapprocher. Je suis hypnotisée par elle. Quarante mètres. Ma vue se brouille. Trente mètres, vingt, dix mètres…..
Dring, dring, dring !
- mmmm
Dring, dring, DRING !
- mmmmMMMM !
DRING, DRING, DRING !
- MMMMMMMMMM !
J’ouvris les yeux, je regardais autour de moi. J’avais rêvé ! Oui, un rêve, mais qui me semblait tellement vrai ! Alors je me suis rallongé et j’ai fermé mes yeux, parce que je voulais reprendre le fil de mon rêve, juste pour franchir la ligne d’arrivée. S’il-te-plait, juste franchir la ligne...