Pénélope a repris son ouvrage, c'est un canevas qu'elle a commencé dans la nuit de Noël, il y a 151 ans exactement. Comme le temps passe, pense-t-elle, songeuse en regardant les perles de pluie qui s 'écrasent mollement sur la fenêtre près de laquelle elle s'est assise ce matin, pour profiter d'un petit filet de lumière qui s'infiltre doucement à travers la vitre et vient caresser gentiment sa joue.
De temps en temps, Pénélope lève les yeux et cesse de compter les points pour admirer le joli paysage qui s'offre à elle. Aujourd'hui, avec ce brouillard, les formes des arbres se sont un peu estompées, et si la peinture impressionniste existait à cette époque, elle pourrait aisément les comparer à un tableau de Manet ou de Sisley. Ou même un tableau de Derain, avec la couleur en moins. En fait, si la scène se passait en Angleterre, c'est un vrai paysage à la Turner que Pénélope aurait pu contempler. Mais pour l'heure, notre gentille brodeuse est loin de ces pensées un peu trop modernes. Elle songe à Ulysse avec qui elle ne passera pas encore Noël cette année.
Elle pense à Ulysse et son coeur bat fort dans sa poitrine. Elle pense à la constance qu'elle a de l'attendre depuis si longtemps. Depuis quand ? 151, 152 ans ? Elle ne sait plus trop, au juste. Les canevas se sont succédé aux rythmes de ses attentes et elle en a décoré déjà toute l'aile droite du château. Cette année, quand l'ouvrage sera terminé, elle attaquera l'aile gauche. Pénélope a essayé d'imaginer les pays qu'Ulysse a pu traverser, elle a déjà brodé des mers, des océans, des requins, des pirates, des îles inexplorées, des grèves enchanteresses, des ennemis farouches, et même un fois, prise d'un sérieux doute, elle a brodé une jeune fille, nue, offerte, prête à se jeter dans les bras de son vainqueur. Mais Pénélope en a trop souffert, malgré l'excellence de la toile, et la parfaite ressemblance avec Ulysse qui, dans un coin du tableau, jouait la sérénade sur sa lyre, un jour, prise de folie, elle a empoigné la jolie paire de ciseaux posée sur la sellette et a lacéré le tableau dans toute sa longueur, puis l'a jeté dans les eaux troubles des douves. En se promettant d'oublier à jamais les pensées qui l'avaient habitées pendant quelques temps.
Pénélope a pris Trajan, le petit chat roux qu'une servante lui a offerte l'année dernière à Noël, pour calmer un peu sa peine d'aborder une nouvelle année seule. Il a un peu grandi depuis l'année dernière, quand elle l'a reçu l'an passé, il ressemblait à un petit lutin, aussi léger qu'une plume, on avait l'impression qu'il allair s'envoler au moindre courant d'air. Depuis, bien nourri par sa maîtresse qui l'idolâtrait, il avait pris de la bouteille, mais avait gardé son caractère facétieux et joueur. Pénélope jette un châle sur ses épaules et s'en va quérir quelques fagots pour entretenir le feu dans le foyer de la grande cheminée de la salle. Il faut dire que, restant assise une grande partie de la journée, elle se refroidit plus vite qu'en une autre saison. En été, elle prend son ouvrage avec elle et, Trajan sous le bras, va broder sous le grand chêne, au bout du parc de la demeure. C'est le temps rêvé où elle peut à loisir admirer les beautés de la nature, les fleurs dans l'explosion de leur couleur, et les si jolies roses que le jardinier entretient d'une manière irréprochable.
Heureusement, le solstice d'hiver venait de pointer son nez, les journées allaient bientôt rallonger et Pénélope allait retrouver, peut-être, un peu de la joie qu'elle avait perdue depuis si longtemps. Avant de se rasseoir dans son fauteuil à bascule, elle alla piocher dans une grande vasque où se trouvaient des fruits, quelques noix et noisettes ainsi que quelques friandises que la cuisinière avait confectionnées pour ces temps de fête, Pénélope était gourmande, elle adorait le chocolat par dessus tout, mais savait ne pas dépasser des doses trop déraisonnables, de peur de devenir obèse et que son doux amant la rejette à son retour. Puis elle alla chercher son escarcelle. Demain, selon la coutume, se présenteraient certainement au château toute une armée de manants et de sans-abris qui viendraient chercher qui un peu de chaleur, qui un peu de nourriture et d'argent pour eux et pour leurs familles, toutes très démunies. Elle ne pouvait décemment pas leur refuser et leur offrirait l'hospitalité, comme chaque année.
Puis Pénélope repris son ouvrage en chantant, qui sait bientôt, son héros serait de retour et il allaient bientôt couler des jours heureux auprès d'un famille nombreuse qu'ils allaient d'empresser de construire, en ratttrapant le temps perdu. C'était un joli rêve de Noël, pensait-elle, et il était bon de rêver, même si l'esprit s'égare parfois sur des chemins d'utopie, il est bon de rêver, car seul le rêve permet de supporter la vie...