Une file ininterrompue de villageois montait vers Grange par un chemin de corniche, telle une procession de pénitents avançant vers l'autel.
Chacun tirait, poussait ou portait son encombrante offrande ; celui-ci ses plus belles volailles, celui-là son plus gros pourceau, cet autre une barrique de sa meilleure piquette, qui encore sa meule à repasser, ses poteries et ses huiles, ou ses choux et ses bettes.
La ville perchée se dressait devant eux dans la grisaille, casquée par l'ombre noire de sa citadelle, et semblait surveiller la plaine de l'Euxane toujours noyée de pluie.
Un court instant une silhouette presque animale se détacha de la crête qui surplombait la procession. L'homme prudent qui voyageait ainsi à l'écart se dissimula de nouveau au milieu des fourrés et prit le temps de considérer les lieux et la situation. Au bout de quelques minutes il descendit discrètement à flanc de coteau pour se mêler à la foule des artisans et des paysans.
Uriel ne pouvait espérer traverser le bourg de Grange sans courir le risque de se faire arrêter. Il savait pertinemment qu'il serait aussitôt remarqué par un Gardien et, sinon, dénoncé par un Détenteur ou un Soumis. Il ne s'offrait donc à lui qu'une seule solution véritablement raisonnable pour gagner en toute sécurité le versant opposé de la vallée : aller en aval jusqu'au pont de Turquoise, situé à quatre lieues plus au sud. Mais choisir cette solution entraînerait
un retard qui ruinerait tous les efforts qu'il avait consentis jusqu'ici pour atteindre son but en temps voulu. D'autre part cela signifiait deux jours de marche au milieu des marécages. Très peu pour lui ! Heureusement les circonstances voulaient que ce fût aujourd'hui jour de marché - l'avait-il plus ou moins calculé sans s'en rendre compte ? - et cela lui inspirait une ruse.
Au milieu des gueux qui grimpaient vers l'octroi, Uriel avait repéré une vieille marchande de chats. Elle peinait en tirant sa charrette recouverte d'une housse en peau d'où s'échappaient par instants des miaulements rauques. La progression était difficultueuse sur le sol boueux. Uriel aborda la vieille sous prétexte de l'aider. Un moment plus tard, ils firent halte tous les deux, à l'écart du chemin, dans une courbe qui les mettait à l'abri de tous les regards.
Aussitôt la vieille s'adressa à Uriel d'une façon inattendue :
- Je savais que tu viendrais. Ne dis rien. Ecoute-moi et fais ce que je te demande sans discuter. Notre disparition doit durer le moins longtemps possible. Sache d'abord que tu vas me tuer. Vois cette lame. Elle a été forgée tout exprès pour toi et pour moi. Enfonce-la dans mon cour et surtout ne l'essuie pas. Mon sang la rendra invisible. Ainsi tu auras toujours une arme secrète sur toi et une bonne mesure d'avance sur tes adversaires. Attends. Ne sois pas si pressé de m'obéir. J'ai des choses à t'apprendre avant de mourir. Tu me tueras quand je te le dirai. Maintenant écoute bien mes paroles. Tout d'abord prends ce foulard. Il guérit toutes les blessures. Il suffit de le tenir serré contre la plaie. Quelle que soit la gravité du mal, ce pansement remplira son office. Prends également ce miroir. Il te guidera en toutes circonstances. Si tu es perdu, plonge ton regard dans ses profondeurs, il t'indiquera ta route, qu'elle soit matérielle ou spirituelle. Enfin, voici ce que j'ai à te révéler de plus important. Celle qui nourrit la terre te donnera un fils. Que cela soit gravé dans ton esprit. C'est tout. Tue-moi. Maintenant.
C'était bientôt son tour de passer au contrôle. Uriel n'ignorait rien des dangers que recélait la ville. Il y avait passé une grande partie de sa jeunesse en esclavage, à paver les rues. Les Gardiens remplissaient la citadelle et se déversaient quotidiennement dans la cité. Leur mission consistait à surveiller le peuple, sans relâche, afin d'étouffer dans l'ouf toutes formes de rébellion, et de ne laisser aucun suspect entrer dans la ville ni en sortir pour emprunter
la route de Millefeux. Car le château de Millefeux, lieu de résidence traditionnel des Purs, était devenu, depuis hélas plus de trente ans, le repère de l'Usurpateur.
Devant lui une marchande d'oeufs et un enfant boiteux se présentèrent au guichet. La femme demandait l'autorisation de conduire en ville son enfant malade, pour le faire soigner. L'homme refusa. L'enfant n'était qu'un boiteux, pas un malade ! La femme découvrit alors la plaie que l'enfant portait à son mollet, lequel était à moitié rongé par une sorte de chancre. L'homme fit une grimace de dégoût et exigea la moitié des oeufs pour taxe de passage. La femme tenta de lui expliquer que c'était le prix que lui coûteraient les soins et que l'autre moitié serait juste suffisante pour acheter les baumes. Pour toute réponse le soldat renversa le contenu du panier au sol et poussa la femme et l'enfant dans la ville en leur conseillant de déguerpir avant qu'il ne change d'avis.
Uriel s'avança au signal du soldat, faisant bien malgré lui exploser les fragiles coquilles encore intactes. L'or des jaunes jaspait le sol boueux. Uriel s'était arc-bouté pour décoller les roues prisonnières de la masse visqueuse qu'était devenu le sol à force de piétinements.
Il demeura courbé et exagéra son essoufflement, ce qui lui permit de dissimuler sa stature imposante et sa rage, mais aussi de souffler son haleine chargée d'ail - qu'il venait de croquer à dessein - au visage du purulent personnage. L'infect valet le regarda avec écoeurement et mépris et entreprit un contrôle sévère de son chargement. Il souleva la housse de la carriole. Recevant la pluie les chats grognèrent de concert en se hérissant et s'ébrouant, les oreilles tirées en arrière et les yeux fendus de colère. L'un d'eux leva la patte et lâcha un jet d'urine dans le dos du soldat, à son insu.
« D'où viens-tu ? » questionna le furoncle vivant.
Uriel s'était logé une noix au fond de chaque joue, ce qui étirait sa bouche dans un large sourire grimaçant, exhibant des dents noircies au jus de mures, et faisait aussi suinter les griffures qu'il s'était faites au visage avec une poignée de ronces. Expert dans l'art de se métamorphoser il tenait l'une de ses paupières close, telle une chair morte. Par ailleurs il s'était copieusement maculé de boue. Il répondit en gesticulant et en poussant des sons inarticulés et parfumés. Le prenant pour un débile le vénéneux le chassa avec furie.
Chacun tirait, poussait ou portait son encombrante offrande ; celui-ci ses plus belles volailles, celui-là son plus gros pourceau, cet autre une barrique de sa meilleure piquette, qui encore sa meule à repasser, ses poteries et ses huiles, ou ses choux et ses bettes.
La ville perchée se dressait devant eux dans la grisaille, casquée par l'ombre noire de sa citadelle, et semblait surveiller la plaine de l'Euxane toujours noyée de pluie.
Un court instant une silhouette presque animale se détacha de la crête qui surplombait la procession. L'homme prudent qui voyageait ainsi à l'écart se dissimula de nouveau au milieu des fourrés et prit le temps de considérer les lieux et la situation. Au bout de quelques minutes il descendit discrètement à flanc de coteau pour se mêler à la foule des artisans et des paysans.
Uriel ne pouvait espérer traverser le bourg de Grange sans courir le risque de se faire arrêter. Il savait pertinemment qu'il serait aussitôt remarqué par un Gardien et, sinon, dénoncé par un Détenteur ou un Soumis. Il ne s'offrait donc à lui qu'une seule solution véritablement raisonnable pour gagner en toute sécurité le versant opposé de la vallée : aller en aval jusqu'au pont de Turquoise, situé à quatre lieues plus au sud. Mais choisir cette solution entraînerait
un retard qui ruinerait tous les efforts qu'il avait consentis jusqu'ici pour atteindre son but en temps voulu. D'autre part cela signifiait deux jours de marche au milieu des marécages. Très peu pour lui ! Heureusement les circonstances voulaient que ce fût aujourd'hui jour de marché - l'avait-il plus ou moins calculé sans s'en rendre compte ? - et cela lui inspirait une ruse.
Au milieu des gueux qui grimpaient vers l'octroi, Uriel avait repéré une vieille marchande de chats. Elle peinait en tirant sa charrette recouverte d'une housse en peau d'où s'échappaient par instants des miaulements rauques. La progression était difficultueuse sur le sol boueux. Uriel aborda la vieille sous prétexte de l'aider. Un moment plus tard, ils firent halte tous les deux, à l'écart du chemin, dans une courbe qui les mettait à l'abri de tous les regards.
Aussitôt la vieille s'adressa à Uriel d'une façon inattendue :
- Je savais que tu viendrais. Ne dis rien. Ecoute-moi et fais ce que je te demande sans discuter. Notre disparition doit durer le moins longtemps possible. Sache d'abord que tu vas me tuer. Vois cette lame. Elle a été forgée tout exprès pour toi et pour moi. Enfonce-la dans mon cour et surtout ne l'essuie pas. Mon sang la rendra invisible. Ainsi tu auras toujours une arme secrète sur toi et une bonne mesure d'avance sur tes adversaires. Attends. Ne sois pas si pressé de m'obéir. J'ai des choses à t'apprendre avant de mourir. Tu me tueras quand je te le dirai. Maintenant écoute bien mes paroles. Tout d'abord prends ce foulard. Il guérit toutes les blessures. Il suffit de le tenir serré contre la plaie. Quelle que soit la gravité du mal, ce pansement remplira son office. Prends également ce miroir. Il te guidera en toutes circonstances. Si tu es perdu, plonge ton regard dans ses profondeurs, il t'indiquera ta route, qu'elle soit matérielle ou spirituelle. Enfin, voici ce que j'ai à te révéler de plus important. Celle qui nourrit la terre te donnera un fils. Que cela soit gravé dans ton esprit. C'est tout. Tue-moi. Maintenant.
C'était bientôt son tour de passer au contrôle. Uriel n'ignorait rien des dangers que recélait la ville. Il y avait passé une grande partie de sa jeunesse en esclavage, à paver les rues. Les Gardiens remplissaient la citadelle et se déversaient quotidiennement dans la cité. Leur mission consistait à surveiller le peuple, sans relâche, afin d'étouffer dans l'ouf toutes formes de rébellion, et de ne laisser aucun suspect entrer dans la ville ni en sortir pour emprunter
la route de Millefeux. Car le château de Millefeux, lieu de résidence traditionnel des Purs, était devenu, depuis hélas plus de trente ans, le repère de l'Usurpateur.
Devant lui une marchande d'oeufs et un enfant boiteux se présentèrent au guichet. La femme demandait l'autorisation de conduire en ville son enfant malade, pour le faire soigner. L'homme refusa. L'enfant n'était qu'un boiteux, pas un malade ! La femme découvrit alors la plaie que l'enfant portait à son mollet, lequel était à moitié rongé par une sorte de chancre. L'homme fit une grimace de dégoût et exigea la moitié des oeufs pour taxe de passage. La femme tenta de lui expliquer que c'était le prix que lui coûteraient les soins et que l'autre moitié serait juste suffisante pour acheter les baumes. Pour toute réponse le soldat renversa le contenu du panier au sol et poussa la femme et l'enfant dans la ville en leur conseillant de déguerpir avant qu'il ne change d'avis.
Uriel s'avança au signal du soldat, faisant bien malgré lui exploser les fragiles coquilles encore intactes. L'or des jaunes jaspait le sol boueux. Uriel s'était arc-bouté pour décoller les roues prisonnières de la masse visqueuse qu'était devenu le sol à force de piétinements.
Il demeura courbé et exagéra son essoufflement, ce qui lui permit de dissimuler sa stature imposante et sa rage, mais aussi de souffler son haleine chargée d'ail - qu'il venait de croquer à dessein - au visage du purulent personnage. L'infect valet le regarda avec écoeurement et mépris et entreprit un contrôle sévère de son chargement. Il souleva la housse de la carriole. Recevant la pluie les chats grognèrent de concert en se hérissant et s'ébrouant, les oreilles tirées en arrière et les yeux fendus de colère. L'un d'eux leva la patte et lâcha un jet d'urine dans le dos du soldat, à son insu.
« D'où viens-tu ? » questionna le furoncle vivant.
Uriel s'était logé une noix au fond de chaque joue, ce qui étirait sa bouche dans un large sourire grimaçant, exhibant des dents noircies au jus de mures, et faisait aussi suinter les griffures qu'il s'était faites au visage avec une poignée de ronces. Expert dans l'art de se métamorphoser il tenait l'une de ses paupières close, telle une chair morte. Par ailleurs il s'était copieusement maculé de boue. Il répondit en gesticulant et en poussant des sons inarticulés et parfumés. Le prenant pour un débile le vénéneux le chassa avec furie.