La foldinguerie de ma mère ? Oh, rien de bien grave, docteur ! Tout de même, juste assez pour que je consulte.
Elle est juste totalement anormale, entendez par là hors normalité, entendez encore hors banalité.
Sa timidité naturelle limite maladive (oh, mais elle s’est soignée, docteur, vous savez ) aurait pu faire d’elle une femme effacée. Logique, non ? Et ben voilà, pas de logique non plus puisque c’est une femme qu’on remarque. Elle est belle, d’abord, extrêmement belle, et çà, c’est grave dans la vie d’une femme qui se fait petite ! Mais elle a beau se faire petite, elle est Grande docteur, si vous saviez ce qu’elle est grande ! Et on la remarque, imaginez son drame ! C’est une femme remarquable, que voulez-vous docteur, on ne commande pas ces choses là. Bien plus atypique que les autres de sa génération. Elle est mère, et quelle mère, elle est grand-mère, et quelle grand-mère, elle est femme, et quelle femme ! Elle n’a jamais sacrifié un rôle pour les autres comme font ses congénères très souvent, elle non, et elle excelle partout. Une tessiture incroyable, de l’aigu du sentiment amoureux au grave du sentiment maternel. Grave parce que je ne l’épargne pas. Mises à l’épreuve sur mises à l’épreuve que je lui impose à ma mère, elle en devient une reprise de justice de la maternité, pauvre maman.
Atypique aussi parce qu’elle a su vivre ce qu’elle souhaitait vivre. Partir vivre ailleurs, loin de la famille et des dernières attaches il y a 30 ans de cela, c’était quand même pas banal. Mais surtout y rester après un divorce et seule avec une enfant, c’est encore moins banal. Fortiche cette femme là !
Hors norme encore dans sa recherche constante de mieux, non pour elle, mais par elle :
Mieux intellectuel d’abord : Connaissez vous, Docteur, une femme qui apprenne Victor Hugo par cœur à 60 ans ? Qui ait pour greffe naturelle à la main droite le petit Larousse et à la main gauche le Quid ? Qui sache que Lhassa est la capitale du….. ? Vous savez pas ? Moi non plus, mais vous m’êtes sympathique, je vous file le numéro de téléphone de ma mère, elle vous renseignera
Quant-au physique, je vous en parle même pas . Si ? Bon, d’accord. Un corps de 30 ans à 60 ans, çà mérite pas l’internement çà, d’après vous ? Des exercices physiques qui me déplacent une vertèbre rien qu’à la regarder, des photos d’elle sur un site Internet dédié au fitness, c’est quand même drôlement barjot pour une mamy, non ?
Et puis de vous à moi, une femme encore éperdument amoureuse de son mari au bout de 30 ans, çà porte quoi comme nom çà ?
La passion ? Ah oui, vous avez raison. Sur ce dossier là j’excuse sa folie, l’objet de sa passion mérite largement cet écart de conduite. A 60 ans, normalement, on n’est plus amoureux, c’est en tout cas ce qu’ils disent, les autres, les normaux, dans les livres et à la télé.
Ma mère est folle, Docteur. Mais au contraire de moi, elle se débrouille pour l’être dans la discrétion. Personne ne le sait qu’elle est folle, juste moi, parce que je sors de là.
Alors voilà, Docteur, j’en viens à l’objet de ma visite : j’ai très peur qu’un jour elle ne soit plus folle, comment faire pour empêcher çà ? Vous dîtes ? Lui dire que je l’aime et que je suis heureuse ? C’est tout ce qui lui importe pour qu’elle reste elle même ? Vous croyez ?
Très bien, Docteur. Alors, combien je vous dois ?