Arlette est morte.
C'est une catastrophe. Nous voilà orphelins. Tous.
Orphelins d'une musique, d'une amie...
Notre accompagnatrice. Notre fidèle soutien, notre inspiratrice - notre mère à nous, pauvres chanteurs, pauvres élèves de conservatoire - n'est plus !
Continuer les cours, les examens, les concerts... Comment allons-nous faire sans elle ?
Elle connaissait tout les répertoires, tous les styles, avait travaillé avec les plus grands, nous racontait des anecdotes savoureuses sur l'opéra, les répétitions, les tocs des divas, les petits accidents de mise en scène...
De vrais gags... celui, par exemple, de cette héroïne qui, à la fin de l'acte, désespérée, se suicide en se jetant du haut d'une tour . Hélas !- les ressorts du matelas censés amortir sa chute sont (vu le poids de la cantatrice !) trop performants ! C'est alors qu'en plein drame, tandis que l'orchestre est au paroxisme de l'émotion la plus insoutenable, une tête furibonde, les cheveux hirsutes, réapparait de dessous la scène, provoquant l'hilarité générale dans le public...!"
Ah !....Elle nous faisait "pisser de rire", le soir après les cours, devant un verre.
Arlette, la bonne vivante...
On se regarde. Inconsolables.
Pourtant, il le faut. Nous devons continuer.
En souvenir d'elle.
Notre professeur de chant - un Italien, petit, carré, d'apparence solide, mais si sensible - cache comme il peut sa douleur. Je le console, du bout des lèvres et des doigts de notre histoire d'amour finissante...
Une rumeur... "Dominique ! Elle est pianiste avant d'être chanteuse !"...
Moi ?
La remplacer ?
Remplacer Arlette ? !!
Vous n'y pensez pas ! Je n'ai pas son expérience, je suis encore élève !
Ces yeux suppliants; pleins d'espoir, autour de moi... Je me souviendrai toujours de cette journée. Ces jours que rien ne laisse présager, où d'un coup, notre destin bascule...
C'est ainsi que j'obtiens mon premier poste officiel. J'ai dix neuf ans, je deviens accompagnatrice de la classe de chant. Mettant ainsi le pied au conservatoire, côté enseignants.
Conservatoire où j'enseigne encore actuellement - le piano - ma vraie vocation...(Merci, Arlette...).
- Tu as ses mains ! s'extasie sa propre belle-soeur, une soprano-coloratur...
- C'est vrai ! Regardez les mains de Dominique, on dirait celles d'Arlette ! Même position au clavier... c'est un signe !!
Je revois ma mine déconfite, mes yeux qui lancent des éclairs... et j'entends encore le timbre de cette voix compréhensive :
- C'est un peu dur à porter, n'est-ce pas ? ose timidement Sophie, la sage du groupe...
Oui c'est dur.
C'est au-dessus de mes forces.
Je n'ai pas fini mes études de piano, je commence à peine le chant...
Bien sûr, il m'est arrivé, exceptionnellement, de seconder notre géniale accompagnatrice, pour rendre service... Bien sûr, je connais un peu le chant ; je sais respecter les respirations, suivre le texte... bien sûr, bien sûr... je "peux".
Je suis la personne toute trouvée. "Idéale"...
De toutes façons, nous n'avons personne pour remplacer Arlette au pied levé : la mort n'a pas prévenu.
Ainsi je ne chanterai plus. Je ne sentirai plus jamais l'air carresser mes lèvres. Ni mes lèvres trembler, trembler... signe d'une voix bien placée...
Je ne connaitrai plus cette jouissance.
Je serai l'accompagnatrice.
Celle qui oeuvre dans l'ombre.
Dans l'ombre d'Arlette.