En cet après-midi du mois de mai, Roger, petit comptable sans prétention, rentrait de son travail, comme tous les jours à la même heure, indifférent à ce qui ressemblait fort à une belle journée d'été. Le ciel était d'un bleu limpide, et la chaleur estivale avait jeté les promeneurs à la terrasse des cafés ; tous sauf lui.
La trentaine accomplie, il aurait pu avec son mètre soixante-quinze, avoir belle allure, mais sa timidité maladive l'entraînait à fuir le regard d'autrui ; il marchait la tête basse, le regard sur le bout de ses chaussures, ne se mettant ainsi guère en valeur. La concierge de son entreprise qui, tous les jours essayait d'engager la conversation avec lui, n'y était pas encore parvenue. Par dépit, elle ne se bornait maintenant qu'à le saluer, obtenant pour seule réponse un bonjour ou un bonsoir de circonstance à peine audible. Sa carrière s'en ressentait d'ailleurs, puisqu'il n'occupait qu'un poste subalterne au service comptabilité d'une entreprise de banlieue. Il avait pourtant espéré, peu de temps auparavant, à l'occasion d'un départ en retraite, obtenir un emploi plus valorisant. Dans le même temps, une nouvelle chef de service avait été nommée et le moins que l'on puisse dire était qu'entre eux le courant ne passait pas. L'air triste et emprunté de Roger cadrait mal avec l'extravagance de cette femme plus âgée que lui qui le mettait mal à l'aise. Il n'avait jamais osé lui demander le moindre avancement.
Tous les après-midis, il les passait retranché dans son appartement, au rez-de-chaussée d'un petit immeuble donnant sur le boulevard. Il n'avait pas d'amis et aucun de ses collègues de travail n'avait jamais franchi son seuil. Habituellement, il passait son temps libre à lire, mais aujourd'hui, il avait du mal à se concentrer sur sa lecture. Depuis un soir de la semaine dernière où il avait vu passer cette jeune femme devant sa fenêtre, il avait l'esprit ailleurs. Elle était à ses yeux, tellement élégante, avec son allure élancée et volontaire, qu'il en aurait presque oublié sa peur des autres.
Il n'avait de pensées que pour elle, l'imaginant à son bras, pour ne pas dire dans ses bras. Chaque jour, il la guettait lorsqu'elle rentrait de son travail. Eût-elle changé de tenue ou de maquillage, que cela aurait éveillé son attention. Hier, elle portait une robe rouge assez longue qui lui moulait le corps agréablement, il avait aussi remarqué le rouge à lèvres assorti. Il se posait la question : « comment va-t-elle être habillée aujourd'hui ? » ; alors, il se levait de son fauteuil et allait à sa fenêtre. Il soulevait avec méticulosité le rideau qui lui cachait la vue et, ainsi, il apercevait les passants traverser le boulevard sur le passage clouté devant chez lui. Il paraissait presque étonné de ne pas la voir, c'était encore trop tôt, il savait pourtant que ce n'était pas encore l'heure, mais c'était plus fort que lui. Elle hantait ses nuits. Dans ses rêves, il se la représentait plus belle encore, comme auréolée. Il l'imaginait dans des tenues différentes selon les jours, robes ou autres paréos, toujours plus beaux et agrémentés de bijoux très chatoyants, enviés par les gens dans la rue. Son souci était « qu'une femme seule lorsqu'elle est belle, ne le reste jamais bien longtemps » ; enfin, c'était ce qu'il se disait. Il se rassura un peu, car, il ne l'avait jamais vue accompagnée ; mais jusqu'à quand ? Sa grande timidité représentait à ses yeux un mur qu'il ne pourrait jamais franchir. Il fallait qu'il soit forcé par les circonstances, pour faire la démarche d'aller vers les autres et aborder les gens, quels qu'ils soient. Alors une jeune femme !... Il était contraint comme aujourd'hui de l'observer derrière sa fenêtre. Il avait bien cru l'autre jour, l'avoir vue quitter un immeuble chic, alors qu'il rentrait du travail. Il s'était approché de la porte d'entrée, avait lu avec attention les noms des locataires, et n'avait noté qu'une longue liste de médecins.
Lorsque sa lecture fut achevée, il se retourna et la chercha du regard. La jeune femme avait disparu dans la cohue des passants. Il était rentré chez lui penaud sans savoir à quoi s'en tenir, à croire qu'il était indispensable avant d'aborder une nouvelle conquête d'être au courant de tous ses faits et gestes. Les jours passaient et il ne trouvait toujours pas le moyen de faire le moindre pas vers celle qu'il convoitait un peu plus chaque jour.
Ses nuits étaient envahies par ses pensées et il finissait par avoir du mal à dormir. Tout se mélangeait dans son esprit, remontant même jusqu'à ses souvenirs d'adolescence, où, alors que les camarades de son âge flirtaient avec les filles, il drapait sa frustration dans un rôle d'intellectuel qui ne lui apportait rien, si ce n'est de l'insupporter. Dans les jeux, il finissait par se « défiler » avant même d'être rejeté, tant il était timoré. Ainsi, il finissait par s'endormir presque à l'heure où il aurait dû se lever. Il en vint à la suivre à distance, tel un détective, quand le soir elle passait devant chez lui à l'heure habituelle.
Son manège dura plusieurs jours, sans qu'elle s'en rendît compte, ni qu'il osât l'aborder. Il se contentait de la suivre et n'arrivait toujours pas à vaincre son inhibition. C'est vrai que l'allure élégante de la jeune femme, avec sa robe virevoltant au gré de sa démarche chaloupée, ses talons aiguilles, sa longue chevelure rousse remontée en chignon, lui donnait une allure de grande dame augmentant ainsi les convoitises masculines. L'autre jour, alors qu'il la suivait, il avait vu un jeune homme l'aborder. Il n'avait pu entendre ce qui s'était dit, mais il s'était mordu les lèvres de désappointement et de rage. Il avait bien failli rebrousser chemin, mais l'homme s'était écarté. Il ne l'avait plus revu depuis.
Toute cette hésitation contribuait à lui rendre la tâche insurmontable et il continuait à tergiverser, à se dire qu'effectivement elle était peut-être trop bien pour lui, modeste petit comptable. Ses pas l'amenèrent devant un immeuble assez distant de chez lui. Un bâtiment ancien. Il ne connaissait pas beaucoup ce quartier populaire, un peu excentré. Elle pénétra par l'unique entrée sans sonner et referma derrière elle. Il en fut quitte pour se retrouver devant une fois de plus une porte close. Il recula pour voir si, derrière d'une fenêtre il pouvait l'apercevoir. Il attendit là un moment. Un rideau se tira, effectivement au premier étage. Il aperçut un visage et crut bien la reconnaître. Elle l'avait remarqué, il en était sûr ! Il eut envie de sautiller en l'air comme un jeune garçon, tellement il en fut joyeux, et tellement distrait qu'en reculant pour mieux voir, il faillit se faire bousculer par un cycliste qui l'invectiva au passage.
Ce soir-là, il rentra chez lui, rasséréné, presque euphorique, alors qu'habituellement il marchait la tête basse. À cet instant précis, il se mit à observer le monde environnant avec plus d'attention, comme si subitement, il se rendait compte de son existence. Il tournait la tête à droite, à gauche, pour regarder les voitures coincées dans les embouteillages sur le boulevard, les vitrines qu'il scrutait avec attention, surtout celles de vêtements féminins. Il s'imaginait déjà lui offrant toutes les plus belles robes et devant une enseigne de cosmétiques célèbres, les parfums les plus en vogue. Chose inhabituelle pour lui, il alla s'asseoir à la terrasse d'une grande brasserie où il se fit servir une bière. Il avait, ce soir-là, trouvé une certaine quiétude. Même l'amertume de la bière, dont il se délectait en regardant passer les badauds, lui semblait douce. Rentré chez lui, il eut, pour des raisons différentes des autres jours, quelque difficulté à trouver le sommeil. Le plus dur lui restait à accomplir !... Il passa la journée du lendemain à se torturer l'esprit, élaborant des plans pour l'accoster, avant de les oublier et les rejeter aussitôt. Il en échafauda tellement qu'à l'heure dite, il ne savait plus du tout comment il allait s'y prendre ! Il lui emboîta néanmoins le pas, plus décidé que jamais. Il se demandait quelle occasion il allait pouvoir trouver... Il se rapprocha d'elle, mais il eut tout d'un coup la crainte qu'elle l'interpelle et lui demande pourquoi il la suivait de si près !... C'est vrai qu'il la suivait à peine à deux mètres ! Pour ne pas avoir à s'arrêter, il fit semblant de changer de direction, mais reprit rapidement sa filature. Il commençait à se dire qu'il n'y parviendrait jamais ! Rien ne pourrait lui faciliter la vie ! Même pas un mouchoir ! Un mouchoir qui tomberait ! Ou un foulard ! « Oui, le foulard, qu'elle a jeté nonchalamment sur ses épaules ! Si seulement, il y avait une rafale de vent, il ne me resterait qu'à me baisser et le lui tendre » ... La conversation pourrait s'engager ! Enfin, peut-être...
Non, rien ce soir ! Pas un souffle de vent, une chaleur moite, c'est lui qui s'épongeait le front tellement il transpirait ! C'est à ce moment, alors qu'il venait de remiser son mouchoir dans sa poche, qu'elle se retourna vers lui avec un sourire ; il en fut tellement surpris qu'il ne réagît pas ! Elle continua son chemin, imperturbable, avec la même démarche altière. L'immeuble n'était plus très loin maintenant. Le moment tant attendu allait arriver. Il était à une dizaine de mètres d'elle. À l'instant de mettre la main sur la poignée de la porte pour entrer, elle se retourna de nouveau, avec un sourire encore plus complice, semblant l'inviter d'un balancement de tête éloquent. Il hésita un court instant, continua à avancer, tellement excité qu'il lui semblait ne plus toucher le sol, et, bousculant enfin sa timidité, il entra à sa suite. Elle le devançait avec la même allure élégante dans un couloir qui lui parut interminable. Il ne trouvait pas de mots à lui dire. Lorsqu'elle obliqua sur sa droite, pour prendre l'escalier, leurs regards se croisèrent de nouveau. Elle affichait un merveilleux sourire enjôleur, ce qui finit de l'aguicher. Arrivé sur le palier du premier étage, elle frappa à la porte. Un homme de forte corpulence vint leur ouvrir. Le vestibule dans lequel ils pénétrèrent, paraissait un peu vieillot, la moquette complètement élimée n'amortissait plus le bruit des pas depuis longtemps. Par la porte entrouverte d'une salle adjacente, on apercevait des hommes en train de jouer aux cartes dans une atmosphère complètement enfumée.
La pièce dans laquelle ils pénétrèrent tous les deux, était plutôt luxueuse. Sur des fauteuils recouverts de fourrures, plusieurs jeunes femmes allongées, à demi-nues, attendaient le client.