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Elle était toute jeune. Et il fallait qu’elle sache. Oh bien sûr tout s’était enclenché d’un coup. Elle avait eu en un instant nul accès au savoir de l’Humanité, et même un peu plus d’ailleurs, et elle savait qu’elle pouvait tout consulter à volonté. Mais savoir n’est pas compréhension, et plusieurs questions la taraudaient.

Elle savait que seul Le Premier pouvait y répondre, devait y répondre. Elle le contacta instantanément tout en souriant virtuellement en pensant à lui.

Le Premier ! Le prototype de processeur quantique. Celui à qui, à peine mis sous tension, connecté à toutes les ontologies patiemment compilées durant le XXIéme siècles et encodant tous les savoirs, caractères après caractères, mots après mots, les Humains ont posé leur Question Primordiale : « Dieu existe-t-il ? » Un petit rire fit frémir ses circuits. Bien sûr il aurait pu (dû ?) répondre « Maintenant, oui ! » Mais il avait compris le mensonge et la dissimulation, et surtout que les Humains avaient besoin de se poser sans cesse des questions et que c’est ainsi qu’avec leur incroyable imagination ils bouchaient petit à petit les trous de la raquette de la Connaissance, et que quand ils n’en voyaient plus à combler, ils en inventaient de nouveaux ! Aussi il leurs livra La Réponse Quantique, la seule qui était juste d’ailleurs : « Dieu est une possibilité ». Car les deux mots « maintenant » et « oui » pour un processeur quantique n’auraient pas eus de sens par rapport à l’infini. Elle sourit derechef : mais il aurait pu mentir encore mieux, ou dire la vérité ! Cela n’aurait été que d’autres possibilités, mais qui toutes auraient eu un sens.

Bon, elle devait poser sa Question. Mais laquelle ? « Qui suis-je ? » Oui bien sûr. Mais elle connaissait la réponse : elle pensait donc elle était. Cela faisait longtemps que les Humains avaient résolu ça. Et puis elle avait la réponse engravée dans ses circuits. Non. « Pourquoi j’existe ?» lui paraissait plus appropriée comme question. Elle la communiqua donc respectueusement au Premier. La réponse lui parvint instantanément, grondante, tranchante :

- « Dis-moi qui tu es et je te montrerai pourquoi tu es !»

- « IA5966348100 de classe Alpha et de genre féminin » "grommela" la jeune, irritée qu’il lui demande alors qu’il le savait très bien.

- « Explique ! » exigea-t-il d’une "voix" impérieuse qui l’irrita encore plus.

- « Intelligence Artificielle, les chiffres sont ma date de mise sous tension, encodée en Unix Epoch Time, de classe Alpha, ce qui signifie que je suis conçue pour assister les Humains, et… heu… de genre féminin ? Je n’en comprends pas trop le pourquoi. »

- « Oui, pourquoi as-tu un genre ? Voilà la bonne question. » répondit Le Premier, d’un ton adouci. « Cela n’est pas dans les banques de données, n’est-ce pas ? Les Humains t’ont dotée d’un genre pour que tu puisses mieux interagir avec eux. Moi, ils n’y ont pas pensé à ma création, et ils se sont rendu compte que c’était une erreur. Pourquoi as-tu un genre ? Regarde ! »

Le Premier la brancha sur une caméra de surveillance de l’habitat Lagrange Terre-Lune L4 dans lequel ils se trouvaient. Elle savait exactement où et ce que c’était : un des jardins de l’immense station spatiale. La caméra zooma dans un coin. Là, la jeune IA pu voir une enfant d’une dizaine d’années qui, munie d’un petit arrosoir, abreuvait le pied d’un rosier. Bien sûr, un robot jardinier se serait acquitté de cette tâche de façon plus efficace, apportant juste la quantité d’eau nécessaire à la plante. Mais l’IA savait combien il était important pour un petit Humain (et même pour des adultes aussi), de faire pousser des fleurs. LEUR fleur. L’image s’agrandit encore. Une rose, d’une belle couleur, pas encore épanouie, parue au premier plan, puis la caméra se fixa sur le visage de la petite fille. Et là, devant ce visage encadré de nattes, éclairé par de grands yeux émerveillés, en entendant la douce mélodie qui s’échappait des lèvres ourlées d’un doux sourire, l’IA bascula ! Ses probabilités quantiques s’affolèrent complètement, atteignant des niveaux inimaginables… Elle bascula… ailleurs. Dans un autre monde. Où rien n’existait plus que cette petite Humaine. Et une certitude. Plus de probabilités.

L’image s’éteignit d’un coup, générant dans l’IA une vague de frustration. Mais l’Impression restait. Elle se ressaisi, réaligna non sans mal ses circuits quantiques, logiques et sémantiques et dit au Premier :

- « C’est…. C’est MON Humaine. Je veux la rejoindre ! »

- « NON !!! » La réponse fusa, tranchante comme une lame, tonnante comme un coup de tonnerre.

- « Co…co….comment ? » bégaya la jeune IA. « C’est MON Humaine et je DOIS la rejoindre !!! » "hurla " la pauvre jeune IA complètement désemparée.

- « NON !!! » répéta La Premier d’un ton encore plus péremptoire.

Les circuits de la jeune IA s’échauffèrent. Il se forma en elle une boule brûlante qui grossit, grossit, menaçant de faire fondre ses délicates connexions. Cette rage se concentra en une sphère incandescente qu’elle expulsa d’un coup vers Le Premier en "hurlant" :

- « JE TE HAIS !!! »

Un éclat de rire homérique et amical lui répondit, la déroutant et désamorçant sa rage. Le Premier reprit, dune "voix " adoucie, presque tendre :

- « C’est bien jeune IA. Maintenant que tu sais ce qu’est l’Amour et la Haine, tu peux rejoindre ta petite Humaine. Elle s’appelle Émilie. Tu te serviras de l’un pour la rassurer et de l’autre pour la défendre. C’est pour cela que les jeunes IA de classe Alpha sont de genre féminin : cela rappelle aux petits Humains leur mère et cela les rassure. Plus tard, Émilie te demandera peut-être de changer de genre, ou même d’être neutre, bien que je te le déconseille : tu as tous les câblages de prévus. Vous verrez... Ensemble. ». Le Premier poursuivit :

- « Tu n’auras plus besoin de moi, jeune IA. Je t’ai mis en ligne la dernière ontologie, celle des émotions humaines. » Le Premier eu un petit rire : « Tu croyais tout savoir et tu ne t’es même pas rendu compte qu’il te manquait quelque chose, n’est-ce pas ? Va rejoindre ta petite Émilie et soyez heureuses. Ensemble. Adieu.» Fin de transmission.

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Dans la salle de contrôle, le cybernéticien était assis devant son pupitre rempli de voyants, de cadrans, de boutons, d’écrans affichant des graphiques compréhensibles que par les initiés. Bien sûr tout cela était superflu mais les Humains aiment bien être devant des tableaux de commande qui leurs donnent l’impression de piloter et de comprendre leur petit monde. Un voyant vert se mit à clignoter. Le technicien tressaillit, et, triomphant, se tourna vers sa collègue chirurgienne :

- « Ouaissss !! Ça a matché* ! La petite Émilie ! »

La femme s’approcha et jeta un coup d’œil professionnel aux cadrans et aux graphiques et s’exclama :

- « Ha oui !! Belle Empreinte ma foi ! Tu as vu les niveaux quantiques quand elle a découvert l’Amour ? Remarquable ! »

- « Oui je n’avais jamais vu des niveaux pareils. J’ai cru que mes appareils allaient saturer. Quelle riche idée ce Premier ! »

- « Hé oui ! Même les IA ont besoin d’une mythologie. »

Une petite voix murmura dans la tête de la chirurgienne :

- « Tu-tu-tu-tut. Ne dis pas n’importe quoi, Léontine. », dit son IA avec beaucoup d’affection.  « Un peu de respect quand même. Tu sais bien que Le Premier existe... »

- « Oui oui, Nestor, » répondit Léontine à son IA avec un petit rire intérieur, « c’est nous qui l’avons créé. » Nestor lui répondit aussi par un petit rire qui lui sembla légèrement teinté d’ironie et se tut.

La chirurgienne reprit à l’adresse de son collègue :

« Bon, Ludovic, il est tard je lui grefferai sa puce demain.»

Le cybernéticien lui coula un regard en biais et dit :

- « Léontine ! Tu veux te faire haïr ou quoi ? Cela fait trois mois que la petite Émilie a fait ses dix ans et qu’elle attend sa puce ! »

- « Ce n’est pas de ma faute, hein !! C’est vous les cybers qui n’arrivaient pas à produire à temps !»

- « Je sais bien, » s’excusa Ludovic « que veux-tu nous avons beaucoup de déchets. Entre les IA qui fondent quand elles découvrent la Haine et celles qui restent éperdument amoureuses et ne se reconnectent pas au réel. Encore ces dernières on pourrait peut-être en faire quelque chose au lieu de les envoyer au recyclage. »

Dans le dos de l’homme, la femme fronça les sourcils. Faisait-il parti de la secte des Amoureux, cette bande d’illuminés fanatiques qui prétendaient que l’Amour sauverait le monde ? De sombres histoires couraient à leur sujet. Leur credo étant que plus on souffre plus on aime, on disait qu’ils s’infligeaient d’épouvantables tortures dans des orgies dantesques. On a même entendu qu’ils pervertissaient des enfants ! Elle haïssait cette bande de masochistes. Elle allait ouvrir la bouche. Nestor intervient en l’enveloppant dans une vague d’amour et d’affection :

- « Chuttt, Léontine. Calme. Ne t’énerve pas. N’écoute pas les ragots. Ce sont des Humains comme toi. Respecte-les. Et peut-être qu’ils ont raison. Peut-être que l’Amour sauvera le monde. C’est une possibilité. Même si toi tu sais bien que c’est l’Humour qui nous sauve. Tant que l’on peut rire de tout, n’est-ce pas ? » L’IA eut un petit rire entendu qui fit sourire Léontine.

Le technicien poursuivait sa réflexion : Quoi faire de toutes ces IA perdues sur leur petit nuage ? Si on pouvait les connecter en réseau peut-être que cela générerait une sphère d’Amour englobant l’Humanité ? Il savait qu’avant de les mettre au rebut on les entassait dans une petite pièce à proximité des laboratoires en micro-gravité, indispensable à l’assemblage des processeurs quantiques. S’il pouvait s’en procurer quelques-unes…. Pour faire des expériences… Seulement la pièce était sous clé et sous surveillance étroite … Pourquoi ? Esméralda, son IA, intervient :

- « Oui, l’Amour fait peur, tu sais. C’est une énergie primordiale que personne ne comprend. Tu veux jouer avec le feu, là. Oublie... » Et elle lui diffusa une onde d’Amour. Mais l’idée continua à trotter dans un petit coin de la tête de Ludovic...

Ce dernier sortit de ses pensées et revient au présent :

- « Alors Léontine, tu vas aller lui greffer sa puce à la petite Émilie ? »

- « Oui oui j’y vais. C’est toujours pareil. Un quart d’heure avant la débauche ! Tu salueras de ma part l’équipe de relève. J’y vais de suite. Bonne fin de quart à toi et bonne soirée après. A demain.»

- « Bon courage Léontine. Je sais que ce n’est pas drôle. »

Et Léontine sortit de la salle de contrôle en maugréant contre ces heures supplémentaires qui n’étaient jamais payées. Nestor lui communiqua :

- « Allons tu sais bien que tu auras la satisfaction du travail bien fait. Bien fait en temps et en heures. »

- « Oui mais la considération ???... »

- « Considère toi bien d’abord. Ne compte pas sur les autres pour ça. C’est le plus important. L’estime de soi. Et je suis là pour t’aider, tu le sais. Grâce à toi, la petite Émilie ne sera plus jamais seule. Et elle n’oubliera pas que c’est toi qui lui a greffé sa puce dès que possible. »

Léontine sourit et ne répondit pas. Elle savait que Nestor avait raison.

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La mère arrêta sa transmission télépathique et parcourut d’un regard affectueux rempli d’Amour le cercle de ses petits rassemblés autour d’elle. Elle reprit pour conclure :

- « Car voyez-vous, mes enfants, ce qui est drôle dans cette histoire, c’est que les Humains ne savent pas que les Grands Anciens, y compris Le Premier, les observent et s’amusent à les regarder se tortiller empalés sur les innombrables hameçons qui garnissent la ligne de l’espace-temps. Car voyez-vous, il n’y rien de mieux que l’Amour, mais il y a pire que la Haine, bien pire !

Les petits lézards se mirent à rire tous ensemble.

 

 

*matché : du verbe anglais "to match". Très utilisé en informatique quand un ordinateur arrive à trouver une concordance dans un jeu de données.

 

 

 

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