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Chaque jour c'est la même chose, les mêmes gestes qui se répètent, la même trajectoire pour éviter les personnes qui arrivent à contre sens. Attraper le sac que l'on porte en bandoulière, lui faire faire un quart de tour, le faire glisser sur l'appareil près du tourniquet et attendre machinalement ce biiip qui nous signale que l'on peut avancer. Pousser les portes, remettre son sac en vérifiant presque maladivement qu'aucune poche n'est ouverte, accéder aux escalators, s'auto-infliger une énième remarque sur le fait que l'on pourrait monter à pied, quand même... commencer à marcher pour accélérer le pas, passer sur la gauche pour doubler, s'enfoncer dans les couloirs, suivre le rythme des autres passagers, descendre les escaliers pour finalement se tenir sur le quai et attendre son métro. Un matin comme les autres.

Si vous n'y prenez pas gare le train-train quotidien vous engloutit... il vous dévore et fait de vous une personne triste et vide.

Heureusement parfois, il y a ces petites choses qui attirent notre attention, nous font sourire ou nous amusent. Ici une nouvelle affiche criarde, là la chemise d'un homme qui arbore fièrement des dizaines de smileys jaune soleil, là encore quelques musiciens qui nous offrent un air de jazz ou ici quelques mots tirés d'une conversation qui flotte au milieu tout le vacarme et qui nous tirent de notre torpeur pendant une minute.

Et puis il y a les personnes que l'on croise et dont on se souviendra toute sa vie...

Quand je suis montée dans la rame ce jour-là elle était déjà là mais j'ai mis quelques instants pour la remarquer. Comme beaucoup je pense, par réflexe de sécurité et probablement pour passer le voyage le plus agréable possible, je scanne mentalement chaque voyageur, chaque attitude. C'est fou ce que notre cerveau peut analyser en une fraction de seconde.

L'homme assis sur le strapontin portait des vêtements propres, il avait une bonne hygiène, il ne me regardait pas avec insistance, il ne parlait pas trop fort à son oreillette et n'allait pas gêner ma lecture, il ne débordait pas sur plusieurs places, il semblait connaître la ligne et ne montrait pas de signe de stress, il n'était pas accompagné, il ne semblait pas agacé.... Je me suis assise à côté de lui.

 

Une fois assise, j'ai levé les yeux. Elle me faisait face, à quelques sièges de moi et j'ai compris très rapidement qu'elle était exceptionnelle. Extra-ordinaire, au sens premier du terme.

On ne pouvait pas lui donner d’âge. Elle n'était pas jolie, enfin je ne pense pas. Son visage était couvert de rides marquées. Et justement, ce sont elles qui ont attiré mon attention...ses rides.

C'était un peu comme si elles avaient toutes été laissées par des expressions de joie. Quelle beauté ! Pas la beauté de la jeunesse, la beauté que l'on vole en naissant, non... Elle avait gagné sa beauté d'avoir aimé avec le cœur, d'avoir été émue, d'avoir vécu pleinement, d'avoir été vivante. Elle avait la beauté de la sagesse et de la lumière intérieure. La beauté que l'on retrouve chez les personnes sensibles, honnêtes et inspirantes.

C'était comme si cette femme n'avait fait que sourire toute sa vie et que ses sourires s'étaient imprimés sur son visage. Je ne parvenais pas à détacher mon regard du sien, j'étais émerveillée. Combien de sourires faut-il esquisser pour arborer de si belles marques indélébiles ? Quelle vie avait donc pu vivre cette femme pour n'avoir que des moments heureux à donner à voir aujourd'hui ? Les épreuves l'avaient donc épargnée ? J'en doute fort.... Une vie sans tracas, sans heurt, sans deuil, sans échec n'est pas imaginable. Mais alors comment avait-elle fait pour ne pas faire la moue, pour n'avoir été ni triste ni en colère ni soucieuse assez longtemps ou pour n'en avoir gardé aucune trace ? Quel était son secret pour avoir placé envers et contre tout sa foi dans les lendemains qui chantent ?

Mon regard était fixé sur elle depuis un bon moment quand j'ai senti mon voisin s'agiter. Il se leva rapidement et se faufila devant moi pour descendre du métro. Inconsciemment j'en profitai pour jeter un œil sur le quai. Zut ! c'était aussi ma station.... Les portes allaient bientôt se refermer, le tuuut retentissait déjà... Émergeant brutalement de mes pensées, sans réfléchir, j’attrapai mon sac posé entre mes pieds, je réajustai à peine mon manteau, et tout en gagnant les portes je posai avec hâte mon écharpe sur mes épaules. La sonnerie annonçant la fermeture des portes s'arrêta et les portes commencèrent à se refermer juste au moment où je posai le pied sur le quai. Sur le fil...

Le cœur battant fort, je me suis alors retournée et je l'ai regardée une dernière fois à travers la vitre taguée. Elle s'éloignait en me laissant avec mes questions et mes pensées. Un peu ailleurs, je repris ma route, je devais poursuivre mon trajet.

Ce visage n'a jamais existé dans ma mémoire. Je suis atteinte de prosopagnosie, une forme rare d'amnésie des visages.

Même quelques minutes plus tard en rejoignant mon collègue à la sortie du métro je n'aurais pas pu décrire la femme aux rides de joie. Je ne le peux pas non plus aujourd'hui, pas plus que je peux décrire ne serait-ce qu'un seul visage parmi les milliers d'autres que j'ai croisé depuis. Je ne peux pas non plus décrire précisément mes proches, qui restent au mieux flous et imprécis dans mes souvenirs lorsqu'ils ne disparaissent pas eux aussi.

La couleur des yeux, l’ondulation des cheveux, le hâle de la peau ne sont pour moi que des choses abstraites et fugaces. Des choses que j'ai appris à accepter d'oublier.

Je me souviens pourtant avoir vu ce visage, l'avoir observé, je me souviens des émotions et des sentiments qu'il m'a transmis. Je me souviens des questions, je me souviens de bonheur ressenti. La douceur de ce visage, la joie qui s'en dégageait, sa plénitude, ce sont des choses que je n'oublie pas.

Aujourd'hui, presque 20 ans plus tard, lorsque je vois dans mon miroir mes traits changer et ces petites lignes apparaître près de ma bouche et au coin de mes yeux, je repense parfois à cette femme et aux sensations que j'ai éprouvé ce jour-là. Je me souviens qu'il est possible de continuer à rire envers et contre tout. Je prends alors le temps de m'offrir un sourire, avant de partir prendre mon métro et commencer ma journée, en espérant qu'il se grave jour après jour sur mon visage pour que je puisse à mon tour l'offrir aux autres.

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