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Il n’avait pourtant plus un sou en poche.

L’oreille collée à son poste de radio, Jojo, son billet de Loto entre le pouce et l’index et de l’autre main le stylo avec lequel il notait les numéros que le speaker énonçait sur les ondes. Le 5, le 15, etc. Les numéros étaient énoncés avec la plus grande gravité, dans un cérémonial particulier comme si le speaker craignait de causer un malaise grave aux éventuels gagnants. Chez Jojo la tension montait effectivement, pour devenir presque insoutenable, d’autant que les trois premiers correspondaient exactement à ceux qu’il avait choisi ! Il allait gagner, c’est sûr !

Il sentit la chaleur lui monter aux joues, il s’imagina même être tout rouge, la sueur commençait même à couler sur son front, ses tempes. Sortant nerveusement son mouchoir de sa poche pour s’éponger de toute cette sueur qui commençait à lui brûler les yeux, ça l’énerva beaucoup. C’est pourtant pendant ce temps que les derniers numéros avaient été énoncé. Il dut les mémoriser pendant qu’il finissait de s’éponger le front, puis il les nota avec fièvre : le 18, le 36, le 7 et le numéro complémentaire le 3.

C’était bon, il les avait tous ! À compter de ce moment, il n’eut qu’une idée : aller faire enregistrer son gain dans le bistrot où il avait joué. Normal. Il essaya de se faire beau et ce n’était pas un luxe, après avoir passé toute la journée dans son potager ! Et en parlant de luxe, il pensa en même temps que tout ça, à ce qu’il allait enfin pouvoir s’offrir : se payer un jardinier à tenir, une voiture Mercedes (il en avait toujours rêvé), l’effleura aussi l’idée d’acquérir une résidence secondaire, mais là, il eut quand même un doute… avant d’avoir une résidence secondaire encore faudrait-il en avoir une principale, sinon la secondaire deviendrait indubitablement la principale et ainsi de suite. Une chaîne sans fin en quelque sorte ! Mais le temps pressait et le bistrot ne tarderait pas à fermer ses portes comme tous les soirs assez tôt. Il n’avait pas vraiment l’habitude d’aller dans ce genre d’endroit et beaucoup de ses amis ne se gênaient pas de le lui faire remarquer. Enfin, ce qu’ils lui reprochaient c’était que jamais il ne leur payait le moindre coup à boire ! Cette fois-ci, il savait qu’il se ferait encore épingler pour ça, mais il allait devenir riche d’un instant à l’autre, alors… il pourra enfin les satisfaire au-delà de ce qu’ils imaginent. Leur en mettre plein la vue !

Sitôt entré à l’intérieur du bistrot, les visages se tournèrent vers lui. Le silence s’installa un très court instant, puis les sifflets furent redoublés à ne plus rien entendre.

Ils étaient une dizaine tous les soirs à tenter de rendre plus rutilant encore le zinc vieillissant sur lequel ils étaient lourdement accoudés.

 

— Jojo va enfin nous payer un coup à boire, les gars, vous le croyez ?

— Jojo dans sa grande générosité, ne se le fit pas dire deux fois. Tournée générale, lança-t-il !

 

Pendant que le service se faisait, Jojo alla faire valider son ticket à l’épouse du limonadier qui avait cette tâche.

— je crois que je vais faire une sacrée publicité pour votre bistrot, dit-il presque à l’oreille de la femme… j’ai les numéros, je les ai tous !

— et la tenancière de lui dire avec la même discrétion et à l’oreille : et vous, vous allez devenir riche !

 

Il tendit le précieux document à la tenancière, les mains presque tremblantes d’émotion. Elle aussi se dit qu’elle devrait l’annoncer à tout le monde ici, dans le bar. Mais la Française des jeux les obligeait à ce propos à un devoir de discrétion absolu quel que soit le montant des gains et à plus forte raison lorsqu’ils étaient importants.

Alors, elle se tut et se pencha sur sa machine.

Lorsqu’elle vit s’afficher les numéros gagnants sur son écran et le constat que ceux pointés sur le ticket n’étaient pas tous les mêmes, elle ne sut que faire, que dire… de peur de… enfin elle ne savait pas bien. Jojo qui avait décelé dans le ton de cette femme, une certaine gêne fut quelque peu rasséréné lorsqu’elle lui annonça enfin que les trois premiers étaient bons. Mais il y a un problème pour les autres ! Comment ça il y a un problème, lança Jojo devenu tout d’un coup inquiet.

 

— Les numéros ne sont pas tous bons dit-elle.

— c’est pas possible j’ai bien vérifié, vous pensez bien !

— le 5, le 15, le 18, le 6, le 16 et le complémentaire le 3.

— vous avez mal compris les chiffres que le speaker a donné !

 

C’était continua-t-elle par dire lui citant les bons numéros : le 5, 15, 18, 36, 7 et le complémentaire le 3.

 

— je le regrette pour vous et pour nous, mais vous n’avez rien gagné.

Jojo fort déçu et décontenancé de cette méprise et se promit de ne plus jamais jouer à ce qui était à ses yeux une fumisterie.

Les piliers de bar qui finissaient leur consommation et qui ne savaient rien de ce qui venait de se passer juste à côté, crurent quand même déceler dans le regard de leur copain une certaine déception. Allez Jojo, dirent-ils, vient donc boire avec nous !

À ce moment il songea qu’il n’avait même plus un sou en poche pour payer l’addition !

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