"Malgré le temps maussade, c'est plein d'entrain que nous quittons la maison. Après un hâtif signe de main à leur père, les enfants bouclent leur ceinture et la Zoé s'engouffre dans l'impasse du lotissement avec ce ronron à peine audible des voitures électriques.
- Dans combien de temps on arrive à la cafétéria ? la voix d'Arthur me tire de mes pensées.
- La GRAfiteria, le reprend Anna de son air suffisant.
- Dans dix petites minutes on y sera, c'est juste à côté de chez ton copain Ludo. Et on ne va pas là-bas pour manger poussin, on vient juste de sortir de table.
- On va faire quoi alors ?
- Je te l'ai déjà expliqué, on va voir si des objets qui appartenaient à d'autres personnes peuvent nous intéresser.
- C'est comme une brocante sauf que là on paye pas, poursuit Anna.
- Exactement ! Et d'autres enfants pourront choisir des jouets parmi lesquels certains étaient à toi ou à Anna.
-Ah..., finit-il par lancer d'un air pensif.
Pas facile à comprendre ce nouveau concept de don sans contrepartie pour un p'tit bonhomme de cinq ans, songeais-je intérieurement.
Cinq kilomètres plus tard, nous voilà arrivés sur le parking de la salle municipale réquisitionnée pour l'événement. A en juger par le nombre de voitures déjà présentes sur le parking, il semblerait que nous ne soyons pas les seuls curieux à briser la monotonie dominicale.
Après avoir salué les gens de la municipalité, tous bénévoles pour cette première, nous pénétrons dans la salle transformée en bazar géant d'où nous parvient une clameur populaire. Des articles de puériculture, des jouets, des livres mais aussi toutes sortes de bibelots jonchent le sol et les tablent faisant office de présentoir.
Je rappelle les consignes : "pas plus d'un objet coup de cœur chacun et quelque chose de nouveau et digne d'intérêt", puis les enfants s'éloignent main dans la main à travers la première allée.
Alors que je déambule de table en table et échange quelques mots avec des connaissances, mon regard se porte sur un lot d'assiettes Arcopal, les mythiques assiettes ornées de petites fleurs de myosotis bleus.
Le simple fait de savoir que ces objets ont un jour appartenu à quelqu'un les rend sympathiques à mes yeux. Un brin décolorés, rafistolés ou bien porteurs d'une authentique patine mais bels et bien vivants ! Bien plus que leurs semblables, alignés à l'identique dans des boutiques sur-éclairées qu'on nous vend parfois à des prix exorbitants sous prétexte qu'ils sont "neufs".
Je continue ma déambulation entre émerveillement et nostalgie quand, soudain, je les aperçois. Là, posés au sol, à deux mètres de moi. Hormis la couleur, ils sont exactement comme ceux que je possédais à l'époque. Je m'accroupis pour en prendre un et, à mesure que je fais tourner les roues en l'air à l'aide de mon autre main, les souvenirs affleurent... Ma première paire de roller en ligne, des Fila des années 1980.
Les débuts difficiles avec l'équilibre incertain, les chutes plus ou moins ravageuses, la persévérance et puis, un jour, la sensation de liberté absolue. Rouler toujours plus vite, plus loin, conquérir l'horizon.
J'en ai avalé des kilomètres, luttant contre le vent qui bien des fois s'obstinait à vouloir me ramener au point initial. Il me fallait plier encore plus les genoux, descendre toujours plus bas, flirter avec le bitume à une allure devenant déraisonnable. Un gravillon ou une branche venait à taper contre la platine et c'était le déséquilibre assuré. Malgré les protections en tissu rembourré, mes genoux portent aujourd’hui encore la trace de ces épiques cabrioles.
La sensation d'engourdissement provoquée par un revêtement de mauvaise qualité, les pieds meurtris d'ampoules, l'épuisement sur les derniers kilomètres d'une course longue distance, rien n'aura eu raison de mon envie de rechausser pour appréhender de nouveau l'effet de la glisse sur mon être tout entier.
Et si le destin ne s'était pas arrangé pour mettre cette paire de patins dans mon champ de vision lors d'un passage à la déchetterie à l'automne 1983 avec mon père, j'aurais sans doute trouvé autre chose pour m'affranchir de la gravité terrestre et ressentir le souffle de la vie."