Je me rappelle fort bien comment je cessai de peindre.
Mon art était curieux, il faut bien l'avouer et tout à fait personnel. Je pourrais même ajouter qu’il était saisonnier. Je ne peignais qu'en été, et toujours par temps de grand soleil, par commodité d'abord, et puis parce que cela me permettait de mieux apprécier mes modèles et de bien distinguer les couleurs de ma palette.
Outre qu'il était saisonnier, il était aussi éphémère, c'est pour cette raison précise que je l'avais choisi, en vérité. J'ai horreur de ces tableaux achevés, bien léchés, définitifs, qui traversent les siècles tels des momies impuissantes que l'on promène de musée en musée, de salon en salon, comme un vieil ami casanier que l'on sortirait prendre l'air de temps à autre pour lui changer les idées... Le reste de l'année, ils restent accrochés à leur mur, dans la salle numéro 4 ou 206, troisième étage à droite, section peinture anglaise ou renaissance française, à bailler aux côtés d’un ou deux confrères illustres qui s 'ennuient tout autant que lui et qui doivent se plier aux réflexions formatées et stupides de vieux esthètes ébahis devant tant de talent.
- C'est fou, ma chère, ce que l'on sent l'influence des préraphaélites dans ce tableau, vous ne croyez pas ?
- Oui, on peut dire ça, ça me fait même penser à une sorte de réplique de Rossetti mais en plus délibérément joyeux...
Un tas de balivernes qui m'exaspèrent au plus haut point quand je visite un musée.
Mes tableaux à moi, on ne les comparait à personne, je les dessinais, les peaufinais du mieux que je pouvais, tout le monde se précipitait pour les admirer, mais la plupart s'intéressaient beaucoup plus à leur support qu'à ma peinture proprement dite. C'est comme si on préférait le cadre à l'œuvre elle-même. Mais cela me convenait parfaitement, et me permettait de me renouveler sans cesse, un tableau fait un beau matin, détruit le jour même, pas le temps de s'appesantir sur mon œuvre, et surtout pas moyen de la retoucher indéfiniment comme le font certains artistes.
J'ai même lu quelque part que Cézanne, visitant un musée où était accrochée l'une de ses œuvres, se mit à la retoucher devant les yeux ébahis des visiteurs.
Pour moi, c'était impossible. Je peignais sur de vivants modèles, des corps nus de femmes, généralement jeunes et bien faites, mon art ne souffrait ni retouche, ni repentir. Il fallait que mon trait soit précis et sûr, sinon c'était la fin. J’habillais ainsi gaiement toutes sortes de corps de tenues multicolores et fugaces, je leur faisais de faux bikinis, de fausses robes en mousseline, leur dessinais à même la peau des paysages champêtres, d'énormes fleurs, des cœurs enlacés, des partitions, des notes de musique, des serpents géants, des tours Eiffel, des visages grimaçants, des loups-garous, des têtes de panthère, des billets de banque, tout ce qui ne me passait pas la tête. J'avais un succès fou parmi tous les clients du club.
Et puis un jour, je m'épris de l'une d'elle, qui me pria d'exercer sur elle tout ce que mon imagination pouvait m'inspirer à son endroit. Je passai un grand nombre d'heures à lui peindre sur tout le corps un magnifique coucher de soleil, avec la plage en premier plan, deux étoiles de mer sur ses petits seins outremer, plus bas un joli crabe rouge qui s'accrochait à son sexe entre deux jambes d'écume, un cocotier sur le bras droit, bref un tableau d'où s'exprimaient tout mon amour et toute mon admiration pour mon plus merveilleux modèle. Je m'étais appliqué comme jamais en m'attardant volontairement sur chaque partie de son corps que je découvrais avec extase... Pas un défaut, pas une imperfection, c'était la beauté incarnée. J'étais au septième ciel.
Après des heures d'un travail qui me parurent être l'aboutissement le plus parfait de mon art, je priai fièrement la belle d'aller jeter un œil dans le miroir, j'ai cru qu'elle allait s'extasier, me remercier, m'encenser, me congratuler, mais O surprise, et à mon grand désappointement, au lieu de cela, la voilà qui s'esclaffe, éclate d'un énorme rire, me traite d’indécrottable romantique et se sauve en courant.
Dieu merci, je n'ai rien vu du désastre, j'ai juste entendu le bruit de l'eau que fit son corps quand il plongea dans la piscine.
C'est exactement depuis ce jour que je n’ai plus jamais peint.