Je n’aurais jamais dû entreprendre une telle tâche. Car vouloir mettre de l’ordre dans ses armoires, c’est comme trier ses souvenirs par couleurs, par grandeur, par chronologie ou par choix personnel. Et il est bien impossible, le plus souvent, pour chacun de nous, de faire des choix : impossible d’expliquer pourquoi on se souvient de tel ou tel évènement plutôt que d’un autre, impossible de décrire par exemple la robe que portait votre mère le jour de vos noces, alors que vous avez un souvenir très précis de celle du jour d’anniversaire d’une lointaine tante. Il n’y a pas de hiérarchie ni de logique rigoureuse dans la vie, pas plus dans les souvenirs ou dans la dimension affective attribuée généralement à ces vieux chiffons qui m’obsèdent à présent, considérant que j’aurais dû m’en séparer depuis bien longtemps, car ils encombrent inutilement des armoires déjà surpeuplées d’objets inutiles. Je n’ai actuellement qu’une hâte, c’est m’en débarrasser, les brûler, les réduire en chiffons et les enfermer dans des sacs que l’on mettra devant la porte au prochain passage du tri. Avec l’âge, la sagesse apprend à aller à l’essentiel, et l’essentiel pour moi n’est pas le vêtement que je portais à 10 ans, mais dans le présent immédiat, palpable et bien réel.
J’ai déjà fait dix sacs, je suis fière de moi et de ma facilité à balayer le passé de mille coups de ciseaux, de rouler en boule de vieux effets afin de gagner de la place, de donner à quelques nécessiteux des vêtements encore un peu à la mode et dans un état presque impeccable. Le blouson de tonton Michel qui avait servi à habiller Cédric retrouvera une jeunesse dans quelque faubourg de la ville, je ne peux que m’en féliciter. Le 20° sac est bouclé, je suis épuisée et m’étend de tout mon long sur le sol en prenant le dernier pour oreiller. Soudain, un léger et doux chiffon ressurgit d’un lien mal fermé : je le tire délicatement, c’est une petite robe ayant appartenu à ma fille, elle est verte et jaune rayée sur fond blanc, avec un petit cœur vert à gauche en guise de poche. Une robe minuscule qu’elle a mise jusqu’à ses trois mois. Je la contemple sous toutes ses coutures, mais comment a-t-elle pu rentrer un jour dans ce petit vêtement, elle-même en serait bien surprise si elle le revoyait !! Une robe passée de mode, certes, mais si touchante et encore si vivante !! La robe a dû être relavée cent fois, car un bébé doit être toujours propre et bien tenu, c’est ce qui fait l’orgueil de tant de parents. Me revient conjointement l’image du landau, bleu à pois blancs, un luxe, ainsi que du bébé joufflu aux joues bien roses qui le remplissait, un bébé aux yeux gros comme des billes, de ceux qui dévisagent vos amis d’un air très sérieux et vous réserve exclusivement, à vous sa mère, son plus large et merveilleux sourire. Vous, avec modestie, mais avec un brin de fierté tout de même, ne pipez mot, vous vous contentez de le prendre dans vos bras en attendant le compliment habituel du genre : quel beau bébé ! Trois mois seulement, mais on lui en donnerait le double, il est tellement éveillé pour son âge ! Ma fille fait 2 fois plus que son âge réel, et sa maman, dit-on, 10 de moins. Une victoire sur toute la ligne !
La robe a rejoint ma joue et la frotte à la façon d’un doudou retrouvé depuis tant d’années. Je pensais qu’elle n’avait pas d’odeur particulière, cette robe, et pourtant…Elle sent le Cétavlon et la poudre Colgate pour bébés, de la poudre qui n’irrite pas, meilleure que le meilleur des talcs. Elle sent le bébé Cadum à plein nez, la fraîcheur des matins de 70, sans la pollution et sans les gaz d’échappement, la bonne odeur de la campagne d’antan, quand la route à quatre voies ne passait pas encore devant chez moi ! Elle sent la joie et l’insouciance, cette robe de ma fille, je vais la garder encore un peu, histoire de me replonger dans cette vie d’avant empreinte de si douce inquiétude.
Et du souci légitime d’avoir voulu voir grandir ses enfants dans la plénitude d’un bonheur tissé de rire, habillé d’amour et enveloppé dans les bienfaits d’une santé qui, souhaitons-le, perdurera longtemps encore.