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Tragédie en deux actes de C. Ho-Rizzo

 

Pain au rabais

 

 

            Ah mes amis je deviens vieille, je sens que je me rabougris. Oh ! Non que je rapetisse, quoique je gagne en largeur ce que je n’ai pas perdu en hauteur : rien que de très ordinaire, eu égard à mon âge de femme, sur lequel je ne m’étendrai pas, pudeur oblige…Non. C’est moralement que je me ratatine. Je deviens ronchon.

 -Ronchon, toi ? Allons donc ! Toi, la joyeuse drille, qui nous égaies de tes riants délires ?

-Eh si, mes amis ! Ronchon je suis. Ce sont les soldes. Tout se vend au rabais. D’ailleurs je n’achèterai plus de pain.

-Plus de pain ? On solde les baguettes, aussi ? Il n’y a plus de farine ?

-Oh si ! De la farine il y en a, et du pain, aussi, sur la planche, celui des Parisiens qui se croient chic en mangeant leur pain blanc, c’est-à-dire pas cuit, du chewing-gum de farine au goût de papier mâché, indigeste à souhait. De quoi vous faire passer le goût du pain… Ah ! Il faut le chercher longtemps, le bon pain d’antan, le bien cuit, dont la croûte craque sous le couteau denté, vous offrant la promesse de l’ouïe avant le plaisir des papilles ! Et la mie bien alvéolée, qui soupire et s’épanouit, telle un corps que l’on dévêt sous l’écorce rugueuse, avant de fondre, ferme et sensuelle, sous la langue… Ah !... C’était pain béni !...

            Mais non, ce n’est pas de ce pain-là que vous mangerez aujourd’hui. C’est bien autre chose que l’on solde, dans nos officines pompeusement nommées boulangeries. Et, je vous le dis : nous sommes dans le pétrin ! Voyons, que je m’explique : vous les connaissez peut-être, ces infernales machines qui ont envahi les boulangeries sudistes, et qui usurpent le geste auguste de la serveuse vous rendant la monnaie… Non ? Quelle chance vous avez !

La machine, double, se présente comme suit : à gauche un rouleau roulant, comme son nom l’indique, destiné à recevoir votre billet, inséré avec peine dans une fente en dents de scie (comme c’est engageant ! Je rêve d’une fente mordeuse de doigts téméraires… Jawcaisse, variante mutante du j’encaisse !). A droite, au fond d’un entonnoir de plastique, un trou destiné à recevoir votre obole –pardon ! -votre pièce) sur un autre tapis, roulant lui aussi (un tronc d’église monté sur escalator, en somme).En-dessous, telle une bonde d’évier, la machine vous crache votre monnaie : il ne vous reste plus qu’à l’extirper du bout des doigts, d’une sorte de bénitier étroit comme une meurtrière.

En anglais, of course, la machine vous intime d’attendre, puis de récupérer votre bien. C’est une machintosh. Vous n’avez rien compris à ses ultimatums ? Tant pis ! Il faut payer avec son temps ! Avec un soupir condescendant la jawcaissière vous traduira peut-être : « Votre pièce. Là. Attendez. Votre monnaie. Prenez-la. » Mais la plupart du temps elle ne vous dira rien, trop occupée à servir le client suivant qui se presse derrière vous et vous bouscule sournoisement tandis que docilement vous patientez devant la machine qui, elle, prend son temps pour vous faire l’aumône.

La machine est placée de manière à boucher, entre les étalages vitrés, le seul interstice restant qui vous permettrait un hypothétique contact humain avec la serveuse –je n’ose dire la boulangère- cantonnée derrière son rempart glacé.

            A ma question naïve : « Pourquoi donc ces machines ? » il me fut répondu, sur le ton de l’évidence : « Mais pour l’hygiène, madame ! » Pour l’hygiène ? Mon argent est donc si sale ? Ma foi, je veux bien le garder ! Que ne placez-vous aussi un hygiaphone, pour empêcher mes microbes de vous contaminer ? Où sont donc vos gants de chirurgien ? Vous n’êtes pas stérilisée ?

Bien sûr je ne dis rien de ce que je pensais, étant encore, selon la vieille école, soumise à de désuètes règles de politesse… En solde, elles aussi. Car voici la suite :

            Je mets donc mon obole de deux euros (pour un euro de baguette « à l’ancienne ») dans le tronc roulant… Et… Point de monnaie.

La machine émet un couinement sinistre, puis un borborygme d’évier qui se débonde…

-Ah ! Non ! Qu’est-ce que tu as fait ? s’écrie la serveuse, lançant un regard noir au boulanger en train d’enfourner les chewing-gums enfarinés au fond de la pièce.

La machine est bloquée. Point de monnaie. La machintosh shuts his mouth. Attente. Vaine manœuvre.

-Vous avez mis votre pièce avec les billets ? m’interroge, exaspérée, la non-serveuse désemparée, au bord de la menace.

-Pas du tout ! Je l’ai mise à droite !

Me prendrait-elle pour une demeurée ?

Pendant qu’elle s’escrime à ranimer la machine râlante je ne résiste pas au malin plaisir de dire mon mot à la cantonade :

« On n’arrête pas le progrès, mais là, c’est le progrès qui nous arrête ! »

Sans grand succès : les clients s’amassent et s’impatientent : machine bloquée : pas moyen d’ouvrir = pas de monnaie à rendre= pas de pain !

C’est là que je comprends le sens de la deuxième motivation qui me fut donnée pour expliquer l’installation des infernales machines : « Et puis, c’est contre les cambriolages ! ». Car en fait la machine fait office de coffre-fort : nul moyen pour la serveuse de manipuler l’argent (la confiance règne !) qui circule en circuit fermé dans les entonnoirs de plastique –ni, a fortiori, pour un braqueur demandant la caisse.

Mais quand la machine se braque ? Tout s’arrête.

« C’était pas plus simple avant ? » hasardé-je malicieusement.

Finalement, excédée, la serveuse extirpe d’un recoin farineux un vieux tiroir tout rouillé contenant –ô miracle !- de la monnaie ! Bien rangée dans ses petits godets. Et accessible, délicieusement…-Mais sait-elle encore compter, ou, inutilisés, la machine a-t-elle aussi opéré une rétention de calculs caissiers ?

-« Vous êtes sûre que vous avez mis deux euros ? »

Alors là, c’est trop fort ! Non contente de me faire poireauter une heure pour un malheureux euro, mitraillée de regards furieux, non contente de me faire passer pour une demeurée incapable de mettre une pièce dans le trou à pièces, la voilà qui met en doute mon honnêteté !

Mais, ô crétine sublime, ne vois-tu pas ce qui te pend au nez ? Après la machintoc, l’hygiaphone… Et puis, tout au bout du rouleau compresseur du progrès… Le distributeur automatique ! Le sourire que tu ne m’as pas adressé, le bonjour que tu ne m’as pas dit, le « s’il vous plaît » que tu n’as pas ajouté à l’énoncé du prix, toute cette subtile politesse qui fait la grandeur des civilisations raffinées… Plus besoin : une fente à pièces, une boîte à chewing-gums farinés, un bouton, et c’est tout ! Mais plus besoin de toi non plus : si le service est au rabais c’est la serveuse que l’on solde : déstockage ! Du balai ! La serveuse est hors-service ! A la casse, la caissière ! Au clou !

            Mais je ne dis rien : à quoi bon ? Sa machine –à penser- était aussi en panne.

 

            Je pris donc le malheureux euro qu’elle me céda à regret, ainsi que le chewing-gum fariné qui usurpait le titre de pain à l’ancienne, et retournai dans ma case de primate policée.

 

            Oui. Je deviens ronchon. Tout se vend au rabais.

            Non. Je ne mangerai plus de pain de ce pain-là.

 

 

Mise en abyme

 

 

« Non, je ne mange pas de ce pain-là ! » pestait la vieille femme, rouge comme une pivoine et ronde comme un sou neuf, en remâchant rageusement le quignon de la baguette mal cuite qu’elle tenait, d’une main conquérante, comme le drapeau de la révolte.

« Ah ! Mais non ! On ne m’ôtera pas le bon pain de la bouche ! »

 

Toute à sa colère, elle ne s’aperçut pas qu’elle avait dépassé l’arrêt du tram. Arrivée à l’angle de la rue des Deux Ménides et de l’impasse des Trois Parcs, elle s’arrêta soudain, fascinée. Au 397, l’étrange devanture d’une étrange boutique aimanta son regard.

 

Sur le linteau surplombant la vitrine, la peinture, d’un bleu fané, annonçait, en lettres craquelées : « MISE EN ABYME ».

« Quelle enseigne curieuse », se dit-elle. « Que peut-on bien vendre ici ? »

 

Personne dans la rue. La foule ordinaire des badauds fuyait ce quartier du Marécage, ce no man’s land des bons vivants.

Prise d’une impulsion subite, elle poussa la porte, d’abord rétive, qui finit par s’ouvrir dans un grincement sinistre.

 

La pièce, étroite et sombre, était meublée d’une unique banque à l’ancienne en bois terni par l’usure, comme en ont les drapiers pour étaler leurs tissus.

Derrière la banque, trois femmes vêtues de noir, muettes, droites et maigres, le visage émacié, semblaient l’attendre depuis une éternité.

Les mains osseuses de la femme de gauche s’agitaient frénétiquement, dans un cliquetis automatique d’aiguilles démesurées, au-dessus d’un innommable tricot de laine noirâtre.

A ses côtés sa sœur jumelle attendait, l’œil rivé sur d’énormes ciseaux d’argent.

« C’est sans doute une mercerie », murmura la vieille, comme pour se rassurer.

Pourtant nul étalage de pelotes, de rubans ou de boutons sur les murs lisses, exempts de toute décoration.

Seul le tricot trituré par les mains osseuses, qui, au rythme du cliquetis frénétique des aiguilles démesurées, se mit à s’allonger, s’allonger, s’allonger… A une vitesse prodigieuse la langue de laine s’étala sur la banque, dégoulina jusqu’au sol et vint lécher ses pieds cernés par une marée noirâtre !

 

« Est-ce l’heure, ma sœur ? » demanda la tricoteuse à la femme aux ciseaux.

-Oui. L’heure a sonné », répondit-elle.

Comme pour donner corps à cette phrase sibylline, une sonnerie retentit, semblable à celle d’une machine à écrire, lorsque la dactylo passe à la ligne suivante, ou à celle d’une caisse enregistreuse, quand le compte est terminé.

 

La vieille alors tourna la tête vers la troisième femme, du côté d’où venait la sonnerie.

Devant elle, la cachant presque, un énorme rouleau de papier, couvert d’inscriptions mystérieuses, se déroulait vertigineusement, au rythme du tricot.

« Oui, c’est l’heure », dit la femme, d’une voix lugubre.

« Approchez. Venez signer le formulaire. »

Sur la banque, en effet, une chemise cartonnée, entièrement noire, s’ouvrait sur des paperasses parcheminées.

« Le formulaire, là ! Signez ! » s’impatientait la femme à la caisse.

Stupéfaite, sidérée, la vieille lut son nom –oui, son nom ! – sur le formulaire qui l’attendait.

Pétrifiée, comme sous l’emprise d’un rêve –ou d’un cauchemar – éveillé, elle vit sa main, sa propre main, se saisir du stylo rouge sang qui jouxtait la liasse, et signer –signer !- le parchemin, du sceau du destin.

La femme au rouleau prit le formulaire ensanglanté, l’inséra d’un geste automatique dans une fente percée dans le mur, qui l’engloutit aussitôt.

Dès lors tout s’accéléra : la femme aux ciseaux sectionna d’un coup sec le fil du tricot humain ; dans un sursaut d’agonie, la langue de laine tira la vieille par les pieds jusqu’au trou béant qui s’était ouvert dans le plancher et l’entraîna dans le vortex hurlant.

Dans sa chute interminable elle eut le temps d’entendre, lointaine, la voix aigre de la serveuse qui intimait : « Votre monnaie, madame ! » et roula comme une pièce dans la machine infernale.

 

C’était bien la preuve, si besoin en était, que quelque chose ne tournait pas rond.

 

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