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Depuis le matin, Elsa n' avait cessé d' y penser, ou plutôt, "de" penser. Penser tout court. Sans "A", car ça n' arrangeait rien, bien au contraire.

 

Tout se bousculait dans sa tête : les mots, les images fugaces, le désespoir le plus noir; elle en devenait trop lourde, sa tête. Elle avait l' impression que son cerveau allait exploser, elle se sentait toute groggy; comme grisée, sans alcool et sans en avoir les bénéfices directs. Pas d' euphorie naissante, de désinvoltes sentiments aux sensations engageantes, "oubliantes", gouleyantes...Rien que du vide, glacé, glissant, acéré, meurtrier....

 

Les images défilaient devant ses yeux intérieurs comme sur un écran jauni. Elle avait l' impression de les regarder "en décalé", sans affect particulier, comme si elle était très loin ou très vieille.

 

Il lui semblait ne pas être dans son corps. Elsa avait mal ou avait du mal à se rendre compte tout simplement.

 

Elle essayait de projeter, sur l' écran de ses yeux, les images du passé, le lointain et le très proche; ce dernier était si proche qu' il en devenait trop douloureux à faire revivre à la lumière du présent; un présent du matin même qui lui rejetait, à la face, sans ménagement et avec une cruauté régulière presque rythmée, l' implacable et dure réalité dans ce qu' elle a de plus définitif.

 

Les images se faisaient tout d' abord chaudes et colorées, arc-en-ciel d' odeurs et de petits bonheurs de son enfance, pour devenir tout à coup sombres, inquiétantes et glacées; comme la pluie fine et froide d' hiver, comme la nuit noire; une nuit sans lune, intemporelle, mortelle, inexistante et absorbante de désespoir. 

 

Alors ses yeux s' embuaient, se mouillaient, s' inondaient de ces larmes acides et brûlantes; mais qui, constatait-elle avec étonnement non sans un soupçon de culpabilité, semblaient l' apaiser, au bout d' un moment; pour revenir inlassablement, elle le pressentait, comme dans une macabre ronde sans fin.

 

Elle se laisserait danser avec elles. Elle les laisserait venir, couler, la noyer. Elle n' en avait que faire. Il lui semblait que rien n' avait plus d' importance.

 

Les couleurs de ce qu' elle contemplait au-dehors n' avait plus cette chaleur, cette gaité qu' elle affectionnait tant; c' était comme si les prés s' étaient ternis, et les chevaux aussi.

 

Ces petites bulles remplies d' ondes dorées, pleines de douceur et de chaleur qui explosaient d' habitude dans son coeur, irradiant tout son être, à la vue d' un troupeau de vaches dans un pré vert éclatant de soleil ou de deux chiens courant comme des fous, l' un pour attraper le jouet de l' autre, ou encore de ses chats qui avaient le don de faire pis que pendre, chacun avec sa personnalité et ses manières propres, et plus que tout, le plus fort, le plus intense, à la vue du regard profond de son fils, le dernier, rempli d' amour pour la mère qu' elle était, ce qui l' éblouissait, la nourrissait, l' inondait de lumière tels mille soleils plus étincelants les uns que les autres, tout cela n' existaient plus à cet instant, tout cela était trop loin de son présent.

 

Elsa était partie sans se retourner, sans réfléchir, comme un zombie; un zombie entre la vie et la vie; parce que la mort, c' était juste une rencontre, fortuite; une rencontre qu' elle n' avait pas désirée; mais une rencontre qu' elle ne pouvait ignorer comme une grande dame qu' elle se devait d' honorer, de saluer. Elsa n' était pas concernée dans son corps, non, c' était juste qu' elle devait prendre conscience du grand pouvoir de la mort, de sa réelle présence.

 

Malgré tout et malgré elle. Parce qu' il le fallait. Pour son père. Pour sa mère. Pour elle.

 

Elsa avait rapidement fermé la portière de la voiture en murmurant un merci à la conductrice.

 

A présent, elle descendait le chemin qui menait à la maison. A chaque pas, elle avait envie de reculer.

 

S' arrêter, se retourner et repartir en courant. On ne l' avait peut-être pas vu? Peut-être était-il encore temps?

 

Mais, au loin, une silhouette apparut soudain. Sa mère était là et la regardait venir.

 

Elle l' attendait, ne bougeait pas, lui laissant tout le travail, tout le chemin à accomplir, seule. Aller vers elle en sachant ce qu' il allait se passer. Aller au devant d' une douleur dont elle se demandait si elle la supporterait.

 

Elsa avançait doucement, vide, le pas de plus en plus sourd, lourd et pesant, tout comme son corps, ses jambes, ses bras ballants. Aucune pensée ne l' habitait. Elle était entrée dans un monde parallèle. Elle était là, sans consistance, transparente, diaphane mais immensément, atrocement, lourdement remplie de cette horrible douleur cuisante qui semblait vouloir l' anéantir, l' étouffer, la détruire. Elle savait qu' elle n' aurait pas la chance d' échapper à la situation. Non. Elle devrait rester, les yeux ouverts, pleinement consciente, survivre et être confrontée à Elle. De la Mort en théorie, elle allait passer au dîner intime avec ladite dame qui la regarderait droit dans les yeux. La sondant au plus profond de son intimité, de son intériorité, de son âme, de ses frayeurs et de ses joies, de ses angoisses, de son bonheur et de ses cauchemars.

 

Elle ne savait pas encore que durant cette épreuve, elle redeviendrait enfant et que cette descente aux enfers serait pénible, épuisante, effrayante et plus douloureuse encore.

 

Pour l' heure, elle avait fini par tomber dans les bras de sa mère et elles pleuraient toutes deux, enlacées, intimement proches et séparées tout à la fois par une minuscule incompréhension de la douleur de l' autre. Elsa avait perdu et pleurait son père, sa mère avait perdu et pleurait son mari. 

 

"Veux-tu aller le voir maintenant, il est dans la chambre?" demanda sa mère au bout d' un moment.

 

"Ne te sens pas obligée, fais comme tu le sens, Elsa." ajouta-t-elle.

 

"Non, pas maintenant, je ne peux pas." répondit Elsa, et la gorge serrée, ne pouvant rien ajouter, elle fondit en larmes.

 

Il se passa une heure, peut-être deux, avant qu' Elsa ne se sente le courage, la force d' affronter ce qu' elle était venue rencontrer en face : la Mort qui avait été plus forte que son père, qui lui avait pris la vie, une vie qu' Elsa pensait, "irraisonnablement", indestructible. C' était son côté enfant qui persistait.

 

Elle se tourna vers sa mère.

 

"Je veux bien y aller à présent."

 

Elsa se retrouva devant la porte. Sa mère l' avait laissée pour qu' elle puisse se retrouver seule avec son père.

 

Elle était devant cette porte, la porte de la chambre de ses parents. Elle n' avait jamais fait attention à la façon dont elle était faite, n' avait jamais remarqué la teinte du bois, son rainurage, les fibres qui se faisaient noueuses par endroit. Elle aurait eu envie de caresser cette porte, de l' amadouer, de l' apprivoiser. D' en faire son amie qui la protégerait, l' empêcherait de souffrir et d' avoir peur. Comme si la porte pouvait ensuite lui raconter une autre histoire que celle qu' Elsa était sensée entendre, comprendre, assimiler, accepter. Comme si elle avait eu le pouvoir de tout changer.

 

Puisque tout était derrière elle, que pour l' instant elle le cachait aux yeux d' Elsa.

 

Peut-être la porte pouvait-elle modifier cette réalité?

 

Elsa se faisait alors toute douce, tendre et lui murmurait: "Je ne peux pas le croire.

Dis-moi que ce n' est pas vrai. Dis-moi que je ne crains rien, que je vais me réveiller, que ce n' est qu' un mauvais rêve."

 

Mais seul le silence lui répondait.

 

Elsa suppliait la porte du regard, un regard plein de larmes qui coulaient, roulaient et rebondissaient sur ses joues pour aller s' écraser sur le carrelage froid de ce vestibule....rien n' y faisait. Et le temps passait. Elle n' était toujours pas entrée dans la chambre.

 

Elle entendit soudain des voix, puis celle de sa mère invitant des étrangers à entrer dans la maison.

 

Cela l'aida. Elle ne les laisseraient pas lui voler ce moment, son moment, ses retrouvailles avec son père, ses retrouvailles d' adieux.

 

Imperceptiblement, elle respira plus profondément, avança la main vers la clenche de la porte, appuya...la porte s' ouvrit, sans un bruit; elle entra et referma derrière elle.

 

Elle fut surprise par le froid qui règnait dans la chambre; le froid et l' odeur. Une odeur indescriptible, lourde, gênante, dérangeante. Etait-ce l' odeur de la mort?

 

Le vrombissement sourd de la climatisation se faisait entendre. Il y avait deux veilleuses entourant le lit, deux bougies dont les flammes ne parvenaient pas à réchauffer l'ambiance.

 

Mais elles n' étaient pas là pour ça...

 

Dans un ultime effort et parce qu' elle ne pouvait se défiler davantage, Elsa réussi enfin à poser les yeux sur son père.

 

Une douleur plus forte, accompagnée d' un sanglot qui lui serra la gorge, lui transperça la poitrine plus violemment que ce qu' elle avait pu imaginer. Elle fut prise de secousses incontrôlables, de pleurs effrénés, parvenant avec les plus grandes difficulté à aspirer de l' air au milieu de ces spasmes incessants. Elle resta là à hoqueter, à respirer par à-coups pendant plusieurs minutes, les yeux totalement aveuglés de larmes continuelles, presque éternelles. Elle était appuyée contre la porte, et heureusement, car un malaise la prit soudain, la forçant à s' accroupir pour ne pas tomber.

 

Ce ne pouvait être vrai, ce n' était pas son père qui se trouvait là. Il était si maigre, si raide, il ne lui ressemblait pas.

 

Ou c' était une mascarade, une mauvaise blague. Et il allait respirer à nouveau et bouger...lui dire que tout allait bien....

 

Mais rien ne bougeait, rien ne changeait.

 

Elsa aurait voulu se fondre dans la porte, disparaître. Elle reculait de toutes ses forces mais se trouvait toujours devant le lit, devant son père, devant sa mort, devant la Mort. Tout se brouillait à nouveau. Elle tenta de se relever, y parvint non sans difficultés, rassembla ses forces, dit au-revoir à son père, un peu rapidement peut-être, ouvrit la porte, sortit et la referma.

 

Elle referma la porte de cette chambre sur un bout de vie; sur la vie de son père, de

 

sa famille, de son enfance, de son insouciance; sur une partie du bonheur de sa vie.

 

Elle se sentait seule, abandonnée.

Immensément triste.

Immensément seule.

 

Seule la porte avait été le témoin, l' oreille empathique et la détentrice des secrets de l'âme du coeur d 'Elsa.

 

Elsa ne l' oublierait pas.

 

Cette porte resterait à jamais chargée de toute cette émotion, de toute cette frayeur et de cette douleur contenue qu' Elsa lui avait lâchée avant de l' ouvrir et d' accepter de rencontrer et de regarder la Mort, cette grande dame qu' on ne peut, c' est un fait, ignorer.

 

Sans cette porte, Elsa ne sait pas ce qu' il se serait passé.

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