C'était il y a 60 ans, pleurant l'absence de péridurale, une femme donnait naissance dans l'ambiance chaude et bruyante des hospices de l'époque. Le médecin saisit le nouveau né dans ses mains, prêt à le remettre à sa mère, mais malheureusement son aspect bleuté ne l'inspira guère. Aussi vit-on ce jour un bébé étiqueté "mort-né" jeté au fond d'un carton. Chanceux dans son malheur, je dois ma vie à la sage femme intriguée qui retira mon père de son premier cercueil improvisé.
Peut-être dois-je voir dans cet évènement le premier signe de ma dispensabilité sur cette terre ? Mais si le destin ne voulait pas de moi, mes parents ne s'y accordaient pas, ainsi 35 ans plus tard, après 8 ans de galipettes infructueuses, ils entendirent enfin mon premier cri. Un grand bonheur pour eux et une grande question pour moi : qu'est ce que je fous là ?
Confiant dans mes calculs j'estime mon âge à 25 ans... un quart de siècle à traîner ma carcasse encombrante dans ce monde obscur, 25 printemps d'une vaine quête de compréhension.
Petit, perdu dans ma campagne je ne fréquentais guère mes contemporains, je préférais la mollesse des nuages à la dureté de la terre ferme, favorisant les rêves à la lucidité. A 12 ans je rencontrai un stylo, j'eu ma première expérience textuelle. Si je revis avec enthousiasme ce dépucelage littéraire, il ne doit pas en être de même pour ma partenaire. Elle doit encore se mordre les doigts de m'avoir rencontré, tant je la maltraite en lui offrant des phrases sans queues ni tête, dans lesquelles le lecteur désespère de voir un jour le point libérateur dont l'arrivée dépend seulement de mon bon cœur. J'ai donc continué quelques années à survoler la vie une plume à la main a défaut d'en avoir sur mes ailes, n'y posant le pied que pour m'y piquer; ou glisser sur les flaques de sang laissé par mon cœur blessé et me casser les dents sur cette terre trop dure.
Puis le temps a passé, les malheurs se sont tassés et la maturité m'a gagnée, enfin presque. A 18 ans je me veux anarchiste, révolutionnaire, capitalisme et argent me font vomir. Seulement par delà mes mots c'est le vide absolu, mes idées ont pour seule matérialisation le vent de mes mots et l'encre de ma plume. Je me rends alors à l'évidence, pas de cohabitation possible entre ma fainéantise et mon idéal humaniste. Les idées mises au placard il me reste les festivités et l'insouciance de la vie étudiante. Je l'aime tant qu'après le bac j'en prends pour 6 ans.
Seulement selon les insondables équations du monde moderne bac plus 6 égal manager, quelle horreur ! Sans même y penser j'étais passé du côté obscur, j'étais devenu un meneur d'homme, un bâton dont monsieur Euro se sert pour guider son bétail. J'avais heureusement choisi une voie à peu près saine, celle de la santé. Sévir à l'hôpital me répugnait malgré tout un peu moins qu'ailleurs, malheureusement pour moi je refusai le bénévolat et l'hôpital me refusait l'emploi.
Vivre hors d'un bureau n'avait rien pour me déplaire, seulement ma petite amie et son salaire n'aurait pas pu s'y faire. Je rentre donc malgré moi dans ce monde du travail sans fois ni lois, nouvel esclave de l'argent roi. 35 heures hebdomadaire d'horreur délétère, à me ruiner la santé au frais d'une société.
Aujourd'hui encore je me raccroche à ma plume, espérant avec elle
voler assez haut pour oublier certaines réalités, puisse-t-elle un
jour me sauver.