P2 Isis - Dans les yeux de Mathilde

Comme Mathilde est belle ce matin. Je ne me lasse jamais d'elle. Je la connais depuis toujours. Toute petite elle se plaçait devant moi, petite bouille toute ronde avec de grands yeux bleus et de belles boucles blondes lui tombant sur les épaules, un vrai chérubin. Elle me léchait me laissant d'énormes trâces de bave que sa maman nettoyait par la suite. Quelques années plus tard, je vivais ses histoires extraordinaires. Tantôt princesse, tantôt pirate elle me prenait toujours à témoin. J'ai connu ses larmes aussi quand elle se faisait mal ou qu'elle avait du
chagrin. C'est à moi qu'elle a montré ses premières grimaces, et c'est avec moi qu'elle s'entrainait à insulter ou à rembarrer les copines. J'ai entendu toutes ses confidences, ses déclarations d'amour, je pouvais voir ses yeux briller d'excitation, ses mains trembler d'émotion. A 15 ans, elle m'a mise dans son sac et nous ne nous sommes plus jamais quittés. Partout où elle est, je suis avec elle, compagnon de tous les instants, en cas de besoin, je suis là.

Elle a eu de nombreux amants tout au long de sa vie, l'un d'eux lui a apprit à me regarder quand ils faisaient l'amour. J'ai ainsi découvert une nouvelle facette de sa personnalité, cette part animale qui la submerge quand ils l'enlacent. Elle me regarde droit dans les yeux et je peux voir au tréfond de son âme. Comme elle est belle son âme.

J'ai pu l'admirer dans cette superbe robe le jour de son mariage. Elle se met toujours de côté quand elle se regarde pour se voir de profil. Elle jauge la rondeur du ventre, le galbe des cuisses et la magnifique cambrure de ses reins. Elle a de jolies fesses, fermes et bien faite. Encore aujourd'hui malgré les années, elle s'inspecte et moi je me
délecte. Je vois alors passer cette ombre sur son visage, cette tristesse ou plutôt cette mélancolie des jours passés.

Enceinte, elle me montrait ses seins tous les matins. J'ai vu son ventre s'arrondir à mesure que les mois passaient. Jolie fleur, elle s'épanouissait et elle est devenu une belle femme, une grande dame devrais-je dire ! Oui, je n'ai jamais réellement su ce qu'elle faisait dans la vie mais une partie de son travail consistait à parler en public. J'étais encore une fois son premier spectateur, attentif et consciencieux. C'est devant moi qu'elle répêtait chacun de ses discours. J'aurais tant aimé pouvoir
 ui donner mon avis.

Je connais tous les siens, sa fille dont j'ai goûté la bave comme celle de sa mère au même âge. Elle est son vivant portrait, s'en est même destabilisant mais c'est agréable, j'ai l'impression de rajeunir.

Un matin, Mathilde se maquillait et je l'ai vu se pencher vers moi, tout prêt.

- Oh non, c'est pas vrai, voilà la première.

Du bout des doigts, elle a effleuré le bord de son oeil gauche ou un petit sillon commençait à se creuser. Je m'en souviens très bien, c'était la veille de ses 34 ans.

- Et bien au moins, j'aurais la satisfaction personnelle d'avoir eu ma première ride après ma fille.

Elle a rit et m'a addressé un beau clin d'oeil, à moi, rien qu'à moi. Ce secret, je l'ai gardé pour moi assez longtemps au prix de nombreux efforts car tous les matins elle prenait soin de la cacher, cette petite ride. Mais le temps gagne toujours à ce jeu là et elle a vieilli comme tout le monde. Sa fille a grandi et est devenu une belle jeune femme dont je connais tous les secrets aussi puis elle a eu elle même une petite fille. Troisième tournée de bave pour moi, mais je ne me plains pas, ça
ait partie du boulot d'amuser les enfants.

Aujourd'hui, Mathilde est une vieille dame, elle fête ses quatre vingt ans. Mais dans ses yeux je vois toujours bruler cette flamme qui lui donne sa force, sa prestance. J'ai entendu dire qu'il y a une grande reception aujourd'hui. Sa petite fille a eu une fille elle même, quatrième génération de boucles blondes et de grands yeux bleus.

Ce matin, Mathilde me regarde, je la vois tracer le contour de ses yeux dont je connais l'ovale par coeur. Elle sourit, elle est heureuse alors je le suis aussi. Je ne suis que son reflet dans le miroir mais je suis le seul à la connaitre parfaitement.