De l’encre regorgeant le cerveau, mais nulle chose à gratter sous la plume. Pas l’ombre d’un sillon noir ni même d’un simple hiéroglyphe. De l’écume de mots, rien d’autre. Des toutes petites bulles d’encre à la surface des jours. Et des nuages sombres fendant la nuit. Voilà ce qu’il reste de ma frénésie poétique... Elles sont bien loin les déferlantes de voyelles et de consonnes qui rythmaient mes journées ! Hélas, j’en oublie jusqu’à leur saveur, leur couleur, leur chahut ! Je me souviens des pittoresques, des chantantes, des tordues et autres prétentieuses. De celles qu’on ne prononce pas.
Il m’est difficile d’avouer que les mots en moi n’ont plus d’écho. Comme les murs n’ont plus de mousse. Je reste là, sans mot dire. Non sans maudire les parasites qui m’empêchent d’épandre des vers ! Même pour rien.
Trouver la faille. Je dois trouver la faille ! Sur les chemins de traverse. A l’horizon de mon inconfort. Derrière les vitres embuées de mon existence. Oui c’est ça, je dois fouiller chaque recoin des ténèbres même sordide ou pourri, là où la poussière règne en maître, sonder chaque bout de vide creusé dans les assises de ma destinée. Et laisser courir ma plume…
Il n’y a pas de mots parfaits. C’est eux qui te choisissent. D’abord ils t’observent, puis t’analysent, te scrutent encore pour mieux prendre possession de toi. Tu te noies en eux. Tu les mastiques, tu les arrondis, des mots comme des chewing-gums. Tu joues avec eux, tu inventes des histoires, ils coulent à flot dans ton esprit. Tu passes de l’un à l’autre, et l’un entrainant l’autre, tu t’enfuies vers nulle part. Et puis tu décides de les vomir sur la page immaculée. Et là, c’est comme si tu contemplais le monde les yeux plein de larmes : le néant. Parce que soudain tu as peur de les trouver fades, insipides, comme s’ils avaient perdu toute leur noblesse en se fondant en toi. La nuit pourtant, telle une femme enceinte ressentant dans son ventre les soubresauts de son bébé, ils cognent, se dissipent, bouillonnent. Ils sont vivants ! Mais quand vient le petit matin, ils se rendorment. Une mer d’huile après une tempête farouche. Ils deviennent mornes, il n’en reste plus que de pâles trainées d’argent.
Si j’avais écrit tous ces mots crépusculaires, j’en serais déjà à mon vingtième recueil de poésie et à mon dixième roman !
Je pourrais me lever la nuit et les écrire sur le bloc-notes vierge qui traine depuis des années sur ma table de chevet. Mais j’ai trop peur de les perdre. Ils n’aiment pas la lumière. Des mots comme des chauves-souris. Pendant la journée, ils dorment suspendus à l'envers dans un coin sombre de mon cerveau pour pouvoir mieux s'envoler à la tombée de la nuit.
Du coup, à peine levée j’ai hâte d’être le soir et de me coucher, parce que je sais que pendant une heure ou deux, le temps de trouver le sommeil, il va y avoir un ballet de mots féériques dans ma tête ! Des mots que personne ne lira et que j’aurais oubliés au réveil…
Alors pour combler le manque, je lis, je dévore les livres avec précipitation et avidité. Je cherche leur écho. Je pèse et soupèse chaque mot pour le faire mien. Mais les mots écrits par les autres sont indomptables. Ils ne m’appartiennent pas. Ils ne sont pas empreints de ma souffrance. Pour certains, ils en sont juste un écho.
J’aimerais tellement encore pouvoir accoucher de mots, les expulser de mes entrailles, mais serait-ce que toute femme arrivée à un certain âge ne puisse plus accoucher, même de mots ?