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Dix heures du soir sonnèrent à la pendule lorsqu'elle se réveilla enfin. Comme d'habitude, elle avait mal dormi et semblait plus fatiguée que le matin lorsqu'elle s'était mise au lit.

•        C'est à croire que je n'ai pas dormi du tout, bailla-t-elle en s'étirant de tout son long.

Elle tâtonna sur la table de chevet, ouvrit un tiroir et farfouilla dedans à la recherche de quelque chose qu'elle ne trouva pas.

•        Peste ! Elle me l'a encore pris ! Elle sait pourtant que je déteste ça. Elle me pique toutes mes affaires, c'est à croire qu'elle n'a rien à elle !

Sur la table de chevet, juste à côté d'une petite lampe de bureau, trônait une grande photo dans un cadre en bois doré. Une petite fille brune de 8 ou 10 ans, devant un lac en été, souriait à l'objectif. Le doigt paresseux suivit le contour du visage et s'attarda sur un collier en or avec un cœur pendu au bout.

•        À cette époque-là, déjà, elle me le piquait. On dirait que rien n'a changé.

À demie redressée, mais toujours dans son lit, elle étira son bras comme une molle trompe d'éléphant et saisit un éventail en papier rouge sur lequel était imprimé une sorte de haïku en lettres noires :

Le bleu de l'étang

Le soleil blanc est derrière

Un carreau brisé

La chaleur épaisse diffusée par le radiateur électrique lui collait les draps au corps. Mais elle ne se leva pas pour baisser la température ou prendre l'air à la fenêtre dont les volets étaient fermés. Elle agitait simplement l'éventail, mollement, oublieuse de son corps suffoquant, perdue peut-être dans un songe qui la ramenait loin derrière.

 

***

 

L'été brûlait sur le sol de pierre blanche sur lequel elle avançait, tirée par la main de son père. Ses yeux la piquaient jusqu'aux larmes, mais elle ne les fermait pas. Elle adorait cet éclat de blanc intense qui la pénétrait profondément au point, parfois, de fondre son cœur.

Ils étaient sortis acheter quelques provisions pour le week-end et revenaient à vive allure chez eux. Son père était toujours pressé même s'il n'avait rien à faire.

•        Dépêche-toi mon poussin, tu vois bien qu'on va être en retard.

•        En retard ? En retard pour quoi, papa ?

•        Mais en retard, c'est tout. Il n'y a pas besoin de savoir pourquoi, si ?

•        Non, papa.

Allant toujours la même allure, ils se précipitaient ainsi toujours devant. Lorsque soudain un grincement de vieille charnière se fit entendre au-dessus d'eux. Elle leva la tête et s'arrêta net malgré la poigne du père qui la tirait toujours devant. Un volet de bois, fraîchement peint de ciel bleu, venait de se plaquer contre le mur d'une haute maison qui ressemblait à une de ces granges d'autrefois. Personne, pourtant, n'avait surgit hors du cadre d'ombre. La fenêtre était fermée, et derrière un carreau, elle lui apparut. Une petite fille de 8 ou 10 ans, guère plus, avec de longs cheveux noirs, la fixait bizarrement.

C'était incroyable comme elle lui ressemblait. Elle lui sourit, comme on sourit à une connaissance qu'on n'a pas vu depuis longtemps mais qui reste chère dans le souvenir. Elle lui sourit, mais l'autre, derrière la vitre, ne souriait pas.

•        Allons ! Dépêche-toi ! Qu'est-ce que tu fais là à rêvasser ?

•        La petite fille, papa, regarde, elle est jolie, hein ?

•        Quoi ? Quelle petite fille ?

Elle désigna la fenêtre, mais elle n'était plus là, juste des carreaux de verre éclatant de soleil derrières lesquels on ne pouvait rien voir.

•        Je t'assure, elle était là !

•        Eh bien, elle a du aller prendre son déjeuner, pas comme nous qui allons être en retard.

Il la tira un peu plus fort et ils reprirent leur chemin. Ils étaient seuls ainsi, au milieu de ce grand boulevard bordé de maisons toutes peintes d'ocre jaune.

Cela faisait plus de deux ans qu'ils habitaient dans la partie moyenâgeuse de cette grande ville de la Nièvre.

•        Plus de deux ans déjà, pensa-t-elle tout en courant derrière son père. Deux ans déjà et plus de trois que maman est partie comme ils disaient tous autour de moi, là-bas. Trois ans qu'elle n'est plus là, elle me manque tant. J'étais heureuse, alors, j'en suis sûre, mais maintenant...

•        Toujours dans les nuages, ma petite fille, hein ? Tu vois, on est arrivé. Allez ! Monte nous faire un truc à manger, je meurs de faim et je dois lire mon journal.

•        Oui papa.

Elle se précipita à l'intérieur mais du s'arrêter rapidement, elle ne voyait plus rien. Le passage du blanc chaud à l'ombre froide lui fit un choc. Elle posa sa main sur le cœur d'or qui pendait à son cou, et l'ombre fraîche coula doucement dans tout son corps. C'était si bon, comme une caresse imperceptible qui parcourait toute sa peau et diffusait en elle une rassurante tiédeur.

•        Maman, expira-t-elle au bout d'un moment. Merci maman.

•        Eh bien ma puce ! Qu'est-ce que tu fais encore en bas ? Est-ce que tu te sens bien ?

•        Oui papa, j'arrive !

•        C'est pas tes vertiges qui te reprennent au moins j'espère. Tu veux que j'appelle ta m... le docteur ?

•        Non, papa ! Je vais très bien, je t'assure !

Elle monta doucement l'escalier pour atteindre le première étage qu'ils occupaient. La porte était grande ouverte sur le salon et son père était là, un journal à la main, les pieds sur la table, paressant pour une fois, le corps détendu et l'esprit tout aux mots qu'il parcourait des yeux.

•        Mais papa ! Tu sais très bien que j'aime pas ça !

•        Quoi ma chérie ?

•        Tes pieds voyons !

•        Oh ! Pardon ma puce, j'ai oublié. Je ne le ferais plus, je te le promets.

Elle fit semblant de le croire mais elle savait qu'il recommencerait dès qu'elle aurait le dos tourné. Deux ans déjà qu'ils vivaient ainsi, seuls, elle, s'occupant de la maison alors qu'elle avait tout juste douze ans, allant au collège, en revenant, se cloîtrant dans la maison et oubliant peu à peu qu'il y avait un monde là-dehors qui l'attendait peut-être ; et lui, toute la semaine durant, s'esquivant, travaillant comme un forcené pour, disait-il, préparer un avenir à sa fille et le week-end venant, la traînait à toute vitesse à la boulangerie, à l'épicerie pour rentrer vite, très vite à la maison lire son journal, voir le monde dedans pour l'oublier peut-être, lui aussi. Enfin, c'est ce qu'elle pensait dans ses moments de rêveries. Elle aimait beaucoup son père mais elle ne savait pas lui parler et lui même hésitait trop pour qu'elle puisse avoir la patience d'attendre pour écouter ce qui n'était, le plus souvent, que des banalités. Et puis, le temps passant, elle ne savait plus vraiment si elle l'aimait.

Le déjeuner préparé et pris, chacun retourna à son hobby. Lui son journal, pieds sur la table, et elle, dans sa chambre, assise sur son chien-cheval à roulettes, elle allait ainsi, d'avant en arrière, d'avant en arrière et rêvait à quelque chose ou à rien. Depuis quelques mois, c'était comme un jeu auquel son père n'y comprenait rien. Dans un de ses moments d'attention paternelle, il lui avait demandé ce qu'elle faisait.

•        Je compte le temps, papa.

•        Comment ça tu comptes le temps ?

Elle lui montra alors un chronomètre en argent que son grand père lui avait offert à son entrée au CE2 et continua son mouvement d'avant en arrière, d'avant en arrière.

Elle y pensait souvent, à son grand père, depuis longtemps déjà mort. Au moment de lui offrir le chronomètre, il lui avait dit :

•        Tu es grande maintenant. Tu dois savoir que le temps avance toujours, il ne recule jamais, il ne s'arrête jamais.

•        Mais... si je suis heureuse, si le temps où je suis est beau, t'es sûr que je ne peux pas le garder ?

•        Non, ma chérie, le temps passe toujours. Regarde bien la montre, tu vois l'aiguille des secondes ? Elle ne s'arrête jamais.

 

***

 

Elle se décida enfin à se lever, prit, en passant un peignoir rouge qu'elle enfila et alluma une grande lampe d'architecte attachée à son bureau. Elle ouvrit un des tiroirs, en sortit un chronomètre en argent qu'elle porta machinalement à son oreille.

•        Pas de tic-tac et l'aiguille des secondes est arrêtée. Peut-être avait-il tort après tout, le temps peut s'arrêter, il s'est bien arrêté pour elle.

Ce disant, elle porta son regard sur une autre photo dans le même cadre de bois doré. Il s'agissait, cette fois, du visage en gros plan de la même petite fille, emmitouflé comme pour faire fac aux rigueurs de l'hiver. Un bonnet de fourrure blanche lui barrait le front et une écharpe couleur anthracite lui couvrait la bouche et le nez, ne laissant s'échapper à la lumière que ses yeux d'un vert profond et rougeoyant.

•        C'est fou ce qu'elle me ressemble. Je ne me souviens plus de quand je l'ai vu ainsi. Mais si, je suis conne ! J'en oublie jusqu'à ce qui me touche de plus près.

Fébrilement, elle ouvrit l'agenda qui traînait là sur son bureau à la page du jour et lu la note « anniversaire ».

•        Le 17 décembre ! Mon anniversaire ! Papa ne m'a pas téléphoné pourtant. Ou alors il l'a fait pendant que je dormais, c'est pas grave.

Elle prit le cadre dans ses mains et fixa intensément la photo, comme si elle voulait lire quelque chose derrière les yeux figés à jamais de la petite fille.

•        Elle est jolie quand-même. Je me demande comment elle a pu me suivre jusque là ? Tout avait bien changé pourtant...

 

***

 

Elle avait vingt-cinq ans, alors et venait de finir ses études en psychologie clinique. Elle était toute heureuse, fière d'elle, de sa nouvelle assurance. On la trouvait brillante et ça la faisait rire, parce qu'elle n'y croyait pas vraiment et avait l'impression de jouer une farce à tous ses condisciples et à ses professeurs. Son père lui avait téléphoné pour lui dire qu'il était fier de son succès mais qu'il ne pouvait pas venir au lac d'Aiguebelette avec elle comme il l'avait promis. C'était pourtant un rituel pour eux, ils y allaient depuis qu'elle était toute petite, été comme hiver, avec sa maman d'abord, puis juste eux deux jusqu'à cette année où elle y était allé seule. Il faut dire qu'ils se voyaient si peu maintenant qu'il s'était remarié et qu'il s'apprêtait à fonder une nouvelle famille.

La petite maison qu'ils louaient pour l'occasion lui sembla soudain beaucoup trop grande et elle se contenta d'une chambre dans une maison d'hôte des environs. Mais ce n'était pas la même chose, elle avait l'impression que quelque chose s'était cassé, comme une vitre ou un miroir dans lequel elle ne pouvait plus se voir comme d'habitude.

•        Le temps passe vraiment alors...

Se disait-elle en descendant vers le grand lac. Elle s'était emmitouflée dans un lourd manteau de laine et marchait lentement en pensant, avec un sourire, que si son papa était là, il l'aurait traînée à toute vitesse le long du chemin. Elle n'avait pas le cœur à flâner au bord du lac, mais elle y allait tout de même, parce qu'ils l'avaient toujours fait et que c'était normal, il ne fallait pas changer, les choses ne devaient jamais changer si elles étaient belles. Toute à sa mélancolie, elle arriva devant un grand panneau de bois noir sur lequel étaient clouées des lettres en fer forgé peintes en blanc. Le panneau semblait aussi vieux que le lac qu'il désignait. D'ailleurs, c'est par habitude qu'on y lisait : GRAND LAC D'AIGUEBELETTE, car de nombreuses lettres avaient finies par tomber ou se décolorer au point qu'elles se confondaient avec le noir du bois. Il ne restait de visible que : G LAC E. C'est en lisant ce mot, « glace », qu'elle la vit enfin.

Elle était là sans doute depuis un bon moment, mais toute à sa mélancolie, elle ne l'avait pas aperçu. Elle lui ressemblait tellement qu'elle finit par lui sourire, comme autrefois, derrière le carreau. Mais, elle, les yeux inexpressifs, le visage fermé, la bouche cachée derrière son écharpe anthracite ne souriait pas, elle en était sûre. Elle s'approcha d'elle pour lui demander ce qu'elle faisait là, mais le temps d'arriver à elle, elle n'était déjà plus là.

Surprise de cette soudaine disparition, elle continua tout de même son chemin, lentement, vers le lac. Il n'était pas encore gelé et on pouvait s'asseoir à son bord pour s'y mirer. Il fallait aller jusqu'au bout d'un ponton d'amarrage pour avoir une vue plus nette de l'immensité du lac. Lorsque l'eau vibrait sous le vent, elle avait l'impression d'être à bord d'un navire au fond transparent. Mais, à cette époque-là, il n'y avait pas de vent, l'eau était si calme et sa surface si lisse, qu'on pouvait s'y mirer comme dans une glace.

Elle s'assit alors, tout au bout du ponton, comme elle le faisait déjà toute petite, les pieds ballants par-dessous et se regarda un long moment, des heures durant peut-être, elle ne savait plus compter le temps et son visage, en bas, ne changea pas, il demeura le même tant qu'elle le fixa.

•        Suis-je resté la même, vraiment, se dit-elle alors.

•        Oui, bien-sûr, en as-tu jamais douté ?

•        Ah ! C'est toi, depuis le temps que je voulais t'entendre me parler...

•        Il fallait que je sois sûre, c'est tout.

•        Sûre de quoi ?

•        Sûre que tu n'avais pas vraiment changé.

•        Et d'où tu viens comme ça ? Cela fait longtemps que je ne t'avais pas vu.

•        Je viens de chez moi, là où je suis né, un petit gourbi dans la Casbah à Alger.

•        C'est là que tu es née alors, au bord de la mer du sud, la Méditerranée ?

•        Oui, et toi, où es-tu née ?

•        Oh, moi, ça n'a rien à voir, je suis née à Zeebrugge, en face de la mer du nord.

Tout au bord du ponton, comme au bout du monde, elle continuait à la regarder et à se dire que non, vraiment, rien n'avait changé et rien ne changerait plus jamais.

 

***

 

Aujourd'hui, elles habitaient ensemble dans ce petit appartement en plein cœur de Paris. Le monde vrombissait dehors, changeait, changeait, n'arrêtait pas de changer, mais elles, ensemble, elles restaient les mêmes, toujours et à jamais.

•        Suis-je restée la même, vraiment, se dit-elle en regardant à nouveau la photo. Non, j'ai du changer, j'en suis sûre. Même si la montre s'est arrêtée, il avait raison, papy, j'ai continué à avancer, j'ai continué à changer. Mais qui sait, on ne sait jamais, elle en était si sûre elle, qu'elle est restée la même.

Elle traversa la chambre et s'assit à sa table de toilette juste en face du lit. Et quand elle se mira dans la glace, elle la vit.

•        Ah ! Tu rentres enfin ?! Sais-tu quelle heure il est ?

•        Pardon, j'ai pas vu l'heure et puis, les copines étaient avec moi, alors je ne risquais rien.

•        Tu sais Kérima, un jour tu vas avoir des ennuis et je ne serais pas là pour t'aider.

•        T'en fais pas, va ! Je saurais me défendre.

•        Si tu le dis... Je meurs de faim, t'as pensé à m'apporter quelque chose ?

•        On dirait que c'est toi qui as plus besoin de moi que moi de toi, hahaha.

•        Commences pas, tu veux, tu sais très bien que j'aime pas sortir, ils sont tous là à me regarder comme si j'étais un monstre.

•        Désolé ma vieille, j'y ai pas pensé, mais tiens, attrape, une pomme, ça te calera le ventre.

La main, toute molle depuis son réveil se durcit soudain et s'élança devant comme pour attraper quelque chose derrière le miroir. Celui-ci bascula, tomba et faillit se casser. Une soudaine angoisse la prit qui se résorba aussitôt qu'elle vit que rien n'avait changé. Elle se retourna pour gronder la petite fille, mais elle n'était déjà plus là. Seul restait de sa présence, comme une constellation, un collier avec au bout un cœur en or battant comme un oiseau sur le drap rouge-sang. Elle fut un peu inquiète, mais sourit à nouveau lorsqu'elle l'entendit de la chambre d'à côté :

•        Bonne nuit Marieke.

•        Bonne nuit Kérima.

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