Les Hommes, je les aurais cru plus justes, plus sincères, plus droits. En fait, ils ont seulement fait semblant de m’aimer, à chaque étape de ma vie, et au début de chacune de mes saisons : Oh le beau branchage, voyez le dégradé de ses feuilles, comme il a grandi depuis l’année dernière, quelle fierté pour nous de posséder une tel arbre ! Et patati et patata. Moi, je me rengorgeais au fond de ma ramée et je me réjouissais d’avoir devant moi de véritables esthètes qui savent apprécier ce que la nature leur concède sans le moindre retour.
Je n’étais pas un arbre à abattre, aucun forestier n’était venu me placarder un numéro ou un signe quelconque annonçant mon abattage. Un de mes voisins le plus cher, en revanche, avait été déclaré surnuméraire par les Hommes de la forêt vosgienne et il fut déraciné sans ménagement une semaine avant Noël, sous le prétexte qu’il décorerait merveilleusement la grande place devant la mairie du village.
J’en pleurai toute la sève de mon sang. Je m’imaginais, les fêtes terminées, l’histoire qu’ils pourraient en tirer une fois le pauvre ère transformé en papier dans la plus grande usine de la région, qu’on appelait Clairefont. Moi, si j’avais pu le faire, j’aurais écrit son oraison funèbre de cette manière : joli sapin des Vosges d’un vert tendre et lumineux. A contribué pendant de nombreuses années à l’équilibre écologique de la région, parfumé la forêt de ses senteurs chlorophylles sans pareilles, ravi le promeneur venu chercher une bouffée d’oxygène dans ce paysage feutré, odorant et enchanteur. Déraciné à jamais par la folie et l’inconscience des Hommes.
Au lieu de tout cela, quelques années plus tard, voici les mots inscrits sur l’emballage de ces rames de papier que l’on trouve partout dans nos grandes surfaces . Papier de Clairefont : Velin de première qualité, garantit un excellent rendu de vos impressions, s’adapte à toutes les technologies. Blancheur absolue, toucher satiné, l’encre ne traverse pas le papier.
Mon ami, lui, ne traversera pas les générations qui auraient pu l’admirer pendant encore de nombreuses, nombreuses décennies.
Voilà, chers amis, la véritable et triste histoire de mon ami le sapin, sacrifié avec d’autres sur l’autel de la papeterie courante et de l’inévitable liste des fournitures scolaires de chaque rentrée. S’il vous plaît, messieurs les décideurs, prêtez des ordinateurs à vos élèves et laissez-nous poursuivre notre belle vie d’arbre dans nos forêts aux senteurs de nature, d’insouciance et de liberté.