Camp Amiral. Stalag 21. 10 juin 2016. 11h.
Dans le stalag 21, une dizaine d’écrans sont allumés.
Regard fixe, visage figé, tétanisés, comme happés par l’écran muet, des êtres uniformes scrutent l’image immobile, comme ligotés par un fil invisible à la machine qui va décider de leur sort.
Tous ceux qui sont là –depuis plus de dix ans, pour les vétérans- attendent le verdict. La levée d’écrou, hypothétique. Sortira ? Sortira pas ? Muter or not muter ?
Pour atteindre ce moment suprême, que d’efforts ! Que de stratagèmes ! Que de patiente ténacité ! Quel parcours du combattant !
Déjouer, tout d’abord, les pièges de l’inscription sur SIAM. SIAM, sorte de Monstre Informatique redoutable préposé au Mouvement du Personnel. Sans l’aval de ce Cerbère anonyme, point de mutation. Il vous faudra attendre, prisonnier, comme les âmes infortunées rejetées par Charon, condamnées à errer pour l’éternité au bord de l’Achéron. Patienter. Jusqu’au prochain tour. L’an suivant. Et ainsi de suite.
Pour présenter son humble requête à SIAM, il a fallu attendre, jour et nuit, que la fenêtre internet s’ouvre enfin sur l’écran impassible. Y sauter, vite, vite ! Inscrire : nom prénom date de naissance adresse téléphone email numéro SS numéro matricule numen grade échelon ancienneté ancienneté dans le poste postes précédents, CV détaillé….lourd barda du parfait petit soldat de l’Administration Nationale. Sans erreur, surtout ! Zut ! Il faut tout recommencer. La fenêtre s’est fermée. Plus moyen de se reconnecter. Cela peut prendre des heures, des jours, des nuits entières. Attention ! Date limite ! A ne pas dépasser !
Ce premier obstacle victorieusement surmonté, se constituer un dossier. Le paquetage de survie. Recommandations attestations contestations revendications actions en –tion etceterations…
Lettres de recommandation émanant d’éminences hautement supérieures : recteur, inspecteur, directeur, proviseur et autres protecteurs en –eur.
Attestations pédago-physico-psycho-socio-médicales justifiant une mutation rapprochante : mal de tête, mal de dos, mal d’âme, mal d’être, mal, mal, trop mal… Mal de rouler 4 heures par jour pour venir travailler. Saint Tropez-Grasse, tous les jours. 2 heures aller 2 heures retour, s’il n’y a pas trop de circulation. Deux accidents, déjà. Pique du nez dans sa voiture. Trop fatiguée. Trop mal. « Depuis dix ans que vous essayez vainement de vous rapprocher, vous devriez plutôt quitter votre mari. »
« Un parent isolé, Alzheimer ? Vous voulez le rejoindre ? Vous ne pouvez pas le prendre avec vous ? Laissez-le donc… Il y a des maisons, pour ça… Trop cher ? Laissez-le, on vous dit ! »
Remplir aussi la fiche syndicale. Y joindre, en double, le dossier. Le SYNDICAT. Avocat anonyme, tout puissant et complaisant, ou impuissant, dans ce labyrinthe de Kafka.
Et puis attendre. Un mois. Deux mois. Le décompte des points, d’abord. Le sésame qui ouvrira la clé. Zut. Pas de points de rapprochement. Le dossier médical n’a pas été pris en compte. Juste les points d’ancienneté dans le poste. Dix ans. Si peu. Combien, pour Saint Tropez ?
Attendre, encore, le jour fatidique. Le verdict. Le voici. Stalag 21. 11 heures.
Le verdict est tombé.
Agnès continuera ses allers-retours Saint Tropez-Grasse. D’autres accidents, sans doute. Jusqu’à celui qui la tuera.
Claire, elle, a plus de chance : pas de mutation, non, mais une grossesse : un congé de maternité. Un sursis de quelques mois avant de reprendre la route infernale. Une autre fois, peut-être…
Ouafa devra attendre que son athérosclérose évolue, pour qu’on lui accorde les points salvateurs, peut-être. Combien de temps ?
Pierre-Yves, lui, sait qu’il va quitter le camp Amiral : il a obtenu de changer d’académie. Mutation à l’aveugle. Saut dans le vide, sans savoir où il atterrira. Académie de Dijon. 4 départements. 16904 km2. 153000 élèves. 301 établissements secondaires. Combien de postes vacants ? Où ? Naïf ou optimiste, Il a demandé les lycées de Dijon, pour se rapprocher de son père. « Un lycée ?!!! Vous plaisantez ! Ils sont tous réservés pour les « amis ». Dijon ? Inabordable ! ». Donc, un collège, au fin fond de la ruralité profonde, ou d’une banlieue non « azeptisée ». Une évasion ? Non. Une fausse sortie, façon « Cube ». Prison contre prison. Galère contre galère. A nouveau, les trajets interminables, en bus, ou en train, les horaires impossibles. A recommencer. Dans dix ans.
21 h. Il a terminé son dernier conseil de classe. Plongé dans la signature des avis d’orientation il n’a pas vu la salle se vider. Ses collègues n’ont pas jugé bon de s’attarder, pour lui dire adieu. Encore une semaine de surveillances, les copies du bac à corriger, les oraux, les jurys… Ils ne se reverront plus. Le couloir est désert.
Il s’enfonce dans la nuit.
Quoi donc ! Pas d’échappée belle ? Où donc est votre grande évasion, à la Steve Mac Queen ?
Patience, lecteur sentimental. Il vous faut une issue, vous aussi ? Et heureuse, de surcroît ?
La voici : votre narratrice s’est fait la belle.
-Et comment fit-elle ?
Il est des retraites qui sont une victoire…
Ivre de sa belle liberté, elle pleure sur ses amis prisonniers.