Je m'en souviens, il faisait incroyablement chaud cet été-là. Toute l'année, les températures avaient systématiquement été bien au-dessus de celles des années précédentes qui elles même n'avaient fait qu'être plus élevées d'année en année. Les anciens disaient que c'était l'année du diable. Plus brûlant, on n'aurait pas pu. Mais c'était ce qu'on se répétait depuis une dizaine d'années.
Les cultures séchaient sur pieds. La terre craquait et brûlait. Même le raisin s’était transformé en poussière. Il n'y a pas eu de vendanges à l'automne. Le bétail, lui aussi, souffrait. Les bêtes avaient trop chaud. Il fallait les abreuver plusieurs fois par jour. Elles n'avaient que du foin à manger. Ça ne leur convenait pas. Les veaux ne grossissaient pas. Beaucoup mourraient. Les troupeaux s'ennuyaient dans les étables et s'affolaient dans les près ; la chaleur et les mouches qui les agaçaient les rendaient nerveux et même dangereux.
Mes grands-parents, comme tous les gens du village, guettaient l'orage. Ils l'espéraient autant qu'ils le redoutaient. Avec un temps aussi extrême, l'orage risquait d'être dévastateur... Mais moi, je n'avais pas vraiment conscience de tout ça. C’étaient des problèmes d'adultes. Je les entendais bien en parler mais ça ne me concernait pas. Moi je courais, les cheveux collés au front, d'une aventure à une autre. A cet âge-là, tout est aventure...
En revenant lors de sa dernière permission, papa m'avait ramené un bel éventail. Un éventail chinois, délicat et raffiné. Je l'avais toujours à la main cet été-là. Le cadeau du plus beau et du plus fort des soldats à sa princesse chérie !
Les adultes étaient trop fatigués et énervés par la chaleur pour se préoccuper vraiment de moi. Tant que je rentrais pour les repas, ma mère et ma grand-mère ne s'inquiétaient pas. L'époque n'était pas celle d'aujourd'hui non plus. On ne tremblait pas autant pour ses enfants. Alors moi je vadrouillais, mon éventail à la main. Et un jour, au détour du lit desséché d'un ruisseau que je suivais, je me retrouvai devant la vieille abbaye... C'était un territoire interdit. Une terre privée. Je n'avais pas le droit d'en approcher. Pourtant, j'avais vraiment chaud cette après-midi-là. Et j'étais sûre que ses murs épais me donneraient autant de fraîcheur que j'en avais besoin. J'écartais donc les barbelés et je me faufilais à l’intérieur.
Ses murs épais étaient frais. Je m'adossais à une colonne. La pièce était immense. La hauteur des plafonds m'impressionnait. Il circulait tant de légendes sur ces ruines... Il y aurait eu des couloirs dissimulés donnant sur des pièces secrètes. On disait que des enfants y avaient disparus et que jamais on n'avait retrouvé leur corps. On prétendait aussi que les esprits des moines revenaient la nuit célébrer des messes.
Et j'ai passé des heures et des heures à visiter. La fraîcheur me rendait la vie. Les murs étaient frais, les dalles du sol étaient fraîches, l'air ambiant été frais... Je ressuscitais !
Et puis, je l'ai rencontré. Je jouais à faire des ombres avec mon éventail dans la lumière d'un éclat de soleil et il est apparu. J'ai eu très peur d'un seul coup, mais il m'a parlé. Il m'a rassurée. Il m'a dit que j'étais la bienvenue chez lui mais que pour l'instant, il était tard et que les adultes allaient s'inquiéter pour moi. Il m'a ramenée à l'entrée et m'a proposé de revenir quand je le voulais.
Je suis rentrée. Un immense incendie avait ravagé une partie des environs de la ferme. Je n'ai donc pas parlé de mon aventure. Pour tout t'avouer, j'avais un peu peur de me faire disputer si j'en parlais. Alors, je n'ai rien dit et suis allée me coucher dans la noirceur moite de la nuit.
Le lendemain, maman ne m'a pas demandé ce que j'avais fait la veille. Alors, à nouveau, je me suis tue. Et puis je suis sortie. Je suis retournée à la ruine. Je l'ai retrouvé très vite. On a discuté. Il m'a fait visiter. C'était un véritable labyrinthe qui s'enfonçait très profondément dans la terre. On a exploré. Il m'a montré le lac, tout en bas... J'étais aux anges ! Non seulement, j'étais au frais mais en plus, un adulte, un grand, avait du temps pour moi et, même, me prenait en considération ! Je me sentais la reine de ces lieux. C'est lui qui m'avait intronisée. Tu connais ce mot ? C'est David, notre David, qui m'a tout appris de ce royaume.
A la base, ce n'était qu'un méandre de grottes creusées par l'eau au fil des millénaire. Des millénaires, tu te rends compte ? Alors que nous, nous comptons en siècles. Puis des hommes, il y a bien longtemps, bien avant le moyen-âge, avaient façonné les parois. Ils avaient créé des ouvertures pour la lumière et l'aération. Ils avaient aussi construit le château au-dessus et planté des bois et des champs en surface. L'entrée y était dissimulée. Nul ne pouvait se douter qu'il y avait toute une vie sous leurs pieds. Ils avaient fait de ces grottes leur habitat.
Toujours tempéré. Dix ou douze degrés, selon la saison. Jamais moins. Rarement un peu plus. Le rêve pour nous qui souffrions de cette canicule atroce. David, d'ailleurs, se moquait un peu de mon éventail. Gentiment ! C'est vrai que là dessous, je n'en avais pas besoin. Mais le retour à la surface était toujours pénible. D'abord, je sentais l'air devenir plus lourd puis plus chaud. Beaucoup plus chaud au fur et à mesure. Et soudain, au détour de couloir, la lumière aveuglante me brûlait les yeux. Tout brûlait, cette année-là : l'air, la lumière, le vent... Les récoltes, la verdure, la terre, les gens et les bêtes, tout se desséchait, se racornissait, mourrait... Les prières, les lamentations, la science, il n'y avait rien à faire contre cette mort à petit feux... Tu n'as pas connu ça, toi... Et le lendemain, quand je revenais à la grotte, mon éventail toujours à la main, je reprenais petit à petit vie en descendant l'escalier qui me ramenait à David et à lason havre de fraîcheur.
Je n'avais toujours pas osé parler de mes escapades à maman. Mais elle souffrait... Il y avait une semaine, ou dix jours peut-être, que je m'évadais quotidiennement quand je l'ai trouvée en larmes en rentrant au village. Ses hurlements de douleur entendus de loin m'avaient fait me presser. J'avais couru à perdre haleine jusque-là maison. Mamie et Papy étaient effondrés aussi. C'est Tantine qui m'a expliqué entre deux sanglots que mon papa adoré était mort. Son régiment avait tenté quelque chose, elle n'a pas su bien m'expliquer, pour remettre la météo en ordre et rafraîchir un peu le monde. Et ça s'était mal passé. Papa était mort.
Ma vie s'effondrait. J'étais trop jeune pour grandir et vivre sans lui, même si la plupart du temps, il était loin de moi. Les enfants sont trop petits pour pouvoir concevoir ça. Pendant 4 ou 5 jours, peut-être plus, je suis restée à la maison, prostrée. Je ne mangeais plus ; je n'avais pas faim. Je ne pensais pas à boire, me laver, me coiffer... Je ne pensais même pas à David et aux grottes. Tantine disait que maman et moi nous étions pareilles, vides, absentes.
Plus tard, j'ai appris que les amis, les gens du village s'occupaient de nous. Ils nous remerciaient pour le sacrifice de papa. En effet, les températures commençaient à descendre. De plus en plus. L'été caniculaire a laissé place à un automne très très humide. Trop. Les rares plantes qui n'avaient pas grillé durant l'été ont pourri. Plus de légumes, plus de foin pour les bêtes... Puis les premières neiges sont arrivées... Tu l'as compris, c'était le début du Grand Froid. Papa était mort pour rien : il nous avait fait passer de Charybde en Scylla...
Moi, je ne sais plus comment j'ai fait un jour pour parler de la grotte à Papy. Il a voulu que je l'y emmène. Nous avons retrouvé David là-bas et ils ont discuté entre grands. David était professeur et philosophe. Papy était sage. Ils se sont bien entendus tout de suite.
Le lendemain, les derniers survivants du village sont revenus avec nous. C'est ce jour-là que nous nous sommes installés à la grotte. Et tu connais le reste de l'histoire : David nous a aidés à nous installer, nous a appris à profiter du lieu, à pêcher dans le lac, à cultiver quelques graines puis des champs entiers, à élever du bétail... Nous avons reconstruit un bout d'humanité ici, sous terre. Nous avons élu David comme notre gouverneur, nous avons fondé des familles, établi des lois. On peut dire qu'on a prospéré...
De temps en temps, quelques hommes remontent à la surface. Ils nous racontent que la terre n'est toujours rien de plus qu'un bloc de glace. Au début, ils nous ont redescendu quelques malheureux rescapés. Mais ça n'est plus arrivé depuis bien des années.
Puis David est mort. Je lui ai succédé. Et je suis vieille maintenant. Il est temps que je passe le relais. Je te remets donc aujourd'hui l’Éventail, le symbole que David et moi avons choisi, il y a fort fort longtemps, en souvenir du sacrifice de ton arrière-arrière-grand-père. Fais lui honneur et sois et respectueux de la nature et de la vie. Ne sois pas gourmand à l'excès, fuis l'avidité, sois raisonnable et mesuré dans tes besoins, car nous savons ce qu'il peut nous en coûter. Nous ne sommes que de fragiles éventails...