À l’usine, j’étais une star. J’étais l’élément qui ferait toute la différence. On a fabriqué un moule réservé uniquement pour moi. Je me distingue par ma forme et par ma couleur des autres pièces du jeu de construction auquel je suis destinée. Je dois arriver comme une souveraine en tout dernier lieu au moment où toutes les pièces identiques sont assemblées. Placée à la toute fin, j’embellis l’ensemble du jeu, on ne verra plus que moi. La joie immense ressentie en usine me comblait. Les autres pièces étaient jalouses de mon apparat et je l’avoue, j’étais imbue d’orgueil et de vanité. Bref, j’étais prétentieuse à souhait. Mais voilà qu’on m’a joué un sale tour. Sans que je ne me doute de rien, les autres pièces ont manigancé un complot contre moi. À l’étape finale, au moment de l’emballage, je me suis retrouvée coincée entre le fond de la boîte et un moulage en plastique. Les vilaines ont sûrement promis à l’ivrogne d’opérateur, responsable des emballages, une bouteille de piquette pour qu’on ne puisse ni me voir ni m’utiliser une fois entre les mains de l’enfant qui recevra l’ensemble de blocs en cadeau. Comme résultat, me voici condamnée à croupir dans ma prison de plastique noir pour l’éternité car on le sait bien ce matériau ne se dégrade pas facilement. J’ai beau crier, pour ne pas dire hurler, le gamin chez qui j’ai atterri ne m’entend pas, pas plus que ses frères et sœurs d’ailleurs. Je rêve que la famille se procure un chien féroce qui déchiquèterait la boîte jusqu’à me libérer. J'aurais peut-être quelques marques de crocs mais je pourrais retrouver une partie de mon charme et la place de choix qui m’est destinée au sommet de cette tour qui doit paraître si insipide privée de ma présence. J’ai bien entendu le petit pleurnicher lorsqu’il a mentionné aux parents que son jeu n’était pas identique à l’image sur la boîte. Ils l’ont consolé un peu puis sont passés à autre chose et ma foi, mon destinataire a fini par accepter la situation.
Heureusement, ils n’ont pas foutu la boîte aux ordures car ils exigent que le petit range ses blocs dans la boîte chaque fois qu’il s’amuse avec. Je sais bien, je finirai dans un centre d’enfouissement, étant non recyclable. Je n’arrive pas à accepter que l’existence qui m’était promise n’a jamais pu se concrétiser. Et le comble de mes malheurs c’est que chaque fois qu’il range les autres pièces dans la boîte, je les entends rire ces vipères et se moquer de moi. Je suis humiliée ! Je souffre tant de ma déchéance. Moi, si jolie, destinée à un si bel avenir et finir ainsi, c’est trop injuste !