Allez, la dernière ! se dit-elle en ouvrant la porte.
Elle avait, comme à son habitude, procédé avec méthode triant une pièce après l’autre en commençant par les pièces à vivre qu’elle avait supposé moins chargées émotionnellement et matériellement. C’était une grossière erreur.
Sa grand-mère, de qui elle tenait sans doute son sens pratique et son goût du rangement, ne s’était pas encombrée de souvenirs et de bibelots. Les placards des chambres étaient quasiment vides, la bibliothèque du salon épurée, les murs presque nus. Mais c’est la cuisine qui lui avait donné du mal.
Elle aurait pu s’en douter : c’était le domaine de prédilection de sa grand-mère, son antre. La cuisine se répandait, bien au-delà de son territoire officiel, sous forme d’ustensiles et de machines bien rangés, classés en fonction de la fréquence de leur usage. Du matériel le plus usité (sous le plan de travail) au plus exceptionnel : tout ce qui fut acquis vraisemblablement jusque dans les années 2000 tenait dans le grand vaisselier de la salle à manger puis elle avait commencé à coloniser les placards du bureau attenant. La cuisine s’était ainsi, lentement et méthodiquement, répandue dans toutes les pièces du rez-de-chaussée.
Trier « la cuisine » lui avait ainsi demandé beaucoup plus d’efforts que ce qu’elle avait imaginé. Et avait fait ressurgir des souvenirs contrastés.
Devant la machine à capsules et la petite coupe en cristal : la rage -et le mépris- de l’adolescente ressentant intensément l’indifférence du monde à l’égard de ses convictions féministes et écologistes quand elle voyait la grand-mère s’affairer pour servir le café et les petits chocolats dans leurs emballages individuels à son taiseux de mari.
Devant le carton élimé du couteau à viande électrique : la fascination de l’enfant comprenant la satisfaction qu’on pouvait ressentir quand on possède tout ce dont on a besoin, à l’heure où la grand-mère coupait le gigot de Pâques. Encore aujourd’hui elle doute que le couteau électrique ait pu servir à couper autre chose que le gigot de Pâques. L’existence de ce couteau, sa place dans le tiroir du fond de la cuisine, se justifiait entièrement par la nécessité de couper élégamment le gigot de Pâques.
Devant les piles de plats à cakes, gâteaux, madeleines, tartes… : une immense nostalgie pour ces gâteaux faits ensemble dont elle ne se rappelle pourtant que grâce aux photos que quelqu’un (sa mère sans doute ?) a pris à l’époque. Sur les photos elles sont toujours toutes les deux : elle juchée sur une chaise pour être à hauteur du plan de travail, la grand-mère debout à côté. Le décor n’a pas du tout changé. Elles portent des tabliers assortis, confectionnés par la grand-mère, qu’elle n’a pas retrouvé. Ils ont dû finir en chiffons : chez la grand-mère, rien ne se jetait.
Devant le service de table en porcelaine illustré de scènes galantes, dévolu aux grandes occasions : la honte de l’adulte accomplie qui a menti à sa grand-mère encore trop lucide pour être dupe. Qui a voulu lui faire croire -pour lui faire plaisir peut-être mais surtout par lâcheté- qu’elle serait heureuse de les récupérer.
Les autres pièces avaient été plus simples à gérer, débarrassées de leur charge émotionnelle.
Les chambres, particulièrement bien rangées et nettoyées, témoignaient de l’obsession de la grand-mère de ne pas être un poids pour son entourage et -de manière plus prosaïque - de pouvoir en toutes circonstances faire visiter n'importe quelle pièce à n'importe qui sans avoir à rougir de l’état de son ménage.
Au grand dam de ses enfants, elle n’avait pas laissé leurs chambres devenir des musées de leurs adolescences ou des espaces de stockage de leurs vies contrariées. Posters de boys band énamourés, équipements de sports délaissés, meubles devenus trop encombrants... : ils avaient été priés avec constance et intransigeance de stocker leurs nostalgies ailleurs.
Il n’en restait donc plus qu’une. Celle du fond. Celle de sa mère et aussi, par la suite, de tous les petits-enfants. Chambre convoitée pour son calme (la seule qui donnait côté jardin) et son confort : le conduit de la cheminée passait dans le placard et garantissait au cœur de l’hiver une chaleur constante et ouatée.
Du placard justement, elle n’eut pas grand-chose à retirer. Une pile de draps propres et repassés et quelques t-shirts grossièrement pliés dont sa mère se servait comme pyjamas lorsqu’elle passait une nuit ici. Un carton de plus pour Emmaüs.
A côté, la penderie abritait une grosse valise ancienne, quelques vêtements, et une odeur de naphtaline.
Là aussi, les quelques oripeaux que sa mère avait réussis à y installer témoignait de la lutte sans merci que s’était livré les deux générations de femmes qui l’avait précédé sur ce qu’il convenait de conserver.
Outre le peignoir et le gros gilet bien chaud qui complétaient la panoplie de sa mère lors de ses séjours dans la maison familiale, il y avait deux robes d’enfants, qu’elle avait repérées sur les photos des albums de famille qu’elle avait consulté une partie de la nuit précédente.
La plus petite, taillée dans un tissu mauve satiné et dont le jupon et le col étaient ourlés de dentelle avait été portée par sa mère à l’occasion du mariage d’une sœur de la grand-mère.
La seconde, blanche, constituée de plusieurs épaisseurs de dentelles était celle de la première communion de sa mère.
Les deux avaient été cousues par la grand-mère, ce qui avait peut-être, pensait-elle dans un sourire, constitué un argument efficace pour les sauver si longtemps des voyages à Emmaüs. Ce qui ne l’arrangeait guère : à elle incombait maintenant de voir si sa mère consentirait enfin à s’en débarrasser. A elle, incombait donc non seulement la tâche du tri, la logistique du déménagement, mais aussi le soupçon de n’en avoir rien à faire de cette histoire familiale complexe et banale.
Et puis encore une robe, de femme celle-ci. Mais de femme tellement mince qu’elle se demande si elle a bien pu appartenir à sa mère. Une belle robe crème à pois marron, taillée dans un tissu vaporeux, sans âge. Elle la jeta sans plus s’y attarder sur le lit. Pour celle-ci aussi elle lui demanderait ce qu’elle veut en faire.
Un dernier truc au fond. Pour l’attraper, à tâtons, il lui faut glisser son bras jusqu’à l’épaule au fond de la penderie. Le tissu est doux et fin, elle le fait coulisser le long de la tringle pour le mettre à la lumière.
C’est une veste d’homme. Grande, taillée toute droite dans un daim couleur camel. Les deux poches en écho, grandes et droites. Une veste qui lui fait immédiatement forte impression malgré son usure.
Elle est agacée et se demande pourquoi. La vie de la grand-mère était un non-évènement et sa maison est à son image. Cette veste n’a rien à faire là. Elle espère que c’est anodin mais elle ne peut pas en rester là.
Elle se met à explorer la veste comme elle étudierait une carte topographique.
D’abord, les grands reliefs. Ce pourrait être aussi bien la mode des années 1980 que des années 2020, les grands élans de la mode aussi sont affaire d’échos.
Une odeur persistante, animale : celle de la peau ou de son propriétaire ?
En la plaquant sur son corps, elle jette un coup d’œil dans la porte-miroir du placard attenant : il faut de larges épaules pour remplir cette veste, un corps imposant.
Ensuite les signes graphiques. Au niveau de l’épaule droite le tissu est tellement élimé que son doigt manque de passer à travers le tissu. Plus bas sa main accroche : il y a une franche déchirure en forme de lune sur le coin en haut de la poche.
En bas du dos, dans la partie sur laquelle on s’assoit, le tissu est plus foncé, pas vraiment tâché mais saturé d’impropreté.
Cette veste ne ressemble à personne de la famille. Trop large pour les hommes qui ont habité cette maison (son grand-père et son oncle), trop crade, trop usée et trop élégante aussi. Une veste d’explorateur, qui a un sens de la classe et du romantique, mais qui aime à faire croire qu’il est au-dessus de tout ça. Une veste véritablement abîmée, qui ne fait pas semblant comme les jeans vendus déjà déchirés.
Sans pouvoir imaginer qui en fut le propriétaire, elle se le représente comme un dandy qui se serait accroché à cette veste dans son déclin. Par orgueil pour le signe, par amour du vêtement ou par déni de sa situation. Le tissu noble et désirable mais élimé, déchiré, sali … comme une trace de son usure à lui.
Mais qui pouvait-il bien être ? Et pourquoi aurait-on gardé sa veste dans cette maison ? Elle ne connaissait à ses grands-parents ni amitiés ni idoles. Elle pense, cynique, qu’elle se passerait bien de déterrer un secret de famille à l’occasion de ce Grand Déménagement, mais elle ne peut pas en rester là.
Elle sort son téléphone, fais des photos qu’elle envoie à sa mère :
Tes robes tu les gardes ?
Et puis, faussement décontractée :
Et pour ça, je demande à qui ?
Elle laisse les robes et la veste en plan sur le lit et sors fumer une cigarette derrière le hangar, comme si la grand-mère pouvait encore la voir. En rentrant, elle réarrange machinalement les cartons entreposés dans la cuisine. Son téléphone bipe :
Non, tu peux les mettre à Emmaüs.
Pfff. Tout ça pour ça. Conserver si longtemps des reliques et finir par y renoncer quand Mamie n’est plus là pour s’en satisfaire. Et puis un second bip :
La veste de ton père 🧡
Il a porté cette veste été comme hiver quand il est arrivé en France.
Quand il a pu s’en acheter une autre, je n’ai pas voulu la jeter (pour une
fois que ton père voulait jeter quelque chose !). Je l’ai planqué chez Mamie.
Tu me la gardes stp ??
A son père. Elle se laisse tomber sur une chaise plus qu’elle ne s’y assoie. Il va falloir réconcilier ces deux images : cette veste déchue et son père, fraîchement immigré au mitan des années 2000, qui retrouvait de la vitalité, des rêves, une dignité.
Donc la veste de son père. Une autre route se dessinait, plus tortueuse que celle qu’elle avait d’abord imaginé.
La veste avait dû avoir au moins un autre propriétaire avant son père et atterrir dans une de ces friperies de la Guillotière dont il déplorait si souvent la disparition. S’habiller avec élégance en faisant les magasins de seconde main lui procurait des élans d’orgueil délicieusement déplacés. Mais cette veste datait d’avant l’orgueil, elle était l’incarnation de la nécessité. Un vague sourire apparut sur ses lèvres à cette pensée. Quand même… il a dû porter une veste déjà usée et trop large pour ces frêles épaules, une veste à cinq euros, pas assez chaude pour les hivers lyonnais, mais quand même… il a choisi une veste en daim Camel. Une veste qui, bien que défraîchie, crie son élégance.
Elle les imagine, son père et sa veste, en se remémorant les quelques photos qu’elle a vu de lui de cette époque. Ce trentenaire aux yeux verts toujours intensément fixés sur l’objectif de l’appareil que tenait sa mère, le visage anguleux, grand et frêle. Elle combine les deux images, le jeune homme et la veste en daim et s’amuse d’imaginer comment il devait, par la seule force de sa présence, faire oublier l’usure et la largeur excessives.
Elle devine que son éternel sac en bandoulière est responsable de l’épaule droite élimée. Que probablement il a accroché lui-même la poche déchirée. Qu’il devait prétendre ne pas s’en préoccuper et en faisait une sorte de manifeste silencieux : pauvre et élégant. Usé mais toujours droit. Toujours digne : je ne vous ferais pas pitié.
Elle pense : la France aussi lui a amené son lot d’usures et de déchirures. Mais comme cette veste il n’a jamais perdu sa dignité.
Mam, tu as bien fait de la garder