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Qu’y a-t-il derrière ce Néant ? Ne l’ai-je pas déjà expérimenté pour ainsi le fuir ? Quel événement ai-je supporté pour revivre un tel abandon à chaque séparation d’avec mon objet d’amour ?

 

Je la sens venir, se rapprocher à pas feutrés. Elle a beau ne pas faire de bruit, j’en reconnais chaque signe annonciateur. Elle monte en moi, prudemment, pour surgir soudainement, face sombre où l’on ne distingue aucun trait, pas de nez, ni de bouche. Un trou béant qui voudrait m’aspirer.

 

Je lutte pour ne pas y plonger mon regard. Je ferme les yeux, les plisse de toutes mes forces, en une grimace, au cas où la lumière noire s’insinuerait entre mes cils et la fine peau de mes paupières.

Je lutte, mais je suis inexorablement attirée.

Deux voix s’opposent en moi : la voix douce qui essaye de me convaincre de ne pas céder ; la voix âpre qui me dicte le contraire. Elles mènent un combat sans merci, sans plus se préoccuper de moi, alors que c’est de mon sort dont il s’agit.

Je ne parviens pas à envisager des images plaisantes, je ne peux penser à rien d’autres qu’à cette angoisse qui paralyse mes membres, paralyse mon esprit.

Mon corps réagit pour ne pas me laisser engloutir par les abîmes : les mains moites – les pieds en eau - le cœur qui tambourine contre la paroi de mon thorax – la salive qui déserte ma bouche – la gorge qui se serre.

Je ne suis qu’un corps qui se liquéfie au rythme entêtant du tambour de mon cœur. Pendant que le bruit me saoule, je ne pense plus à ce visage terrifiant. Ma conscience est happée par mon corps qui s’épuise à la détourner de cette vision d’horreur.

Mon corps est vivant, il tient à le faire savoir. Il me fait souffrir, et je le déteste de me mettre dans un tel état de panique, comme si je courais pour fuir un mortel danger.

Mais je sais qu’il agit pour mon bien, qu’il est paradoxalement moins néfaste que ce visage inexpressif où rien ne peux se lire.

 

Je sais aujourd’hui que cette face à la couleur d’obscurité s’appelle : «  Néant », et qu’il serait pire de m’y jeter que de subir les assauts de mon enveloppe qui me torture pour me sauver.

 

Je ne vois qu’une seule catastrophe au cours de mon existence, celle qui obscurcit toutes les couleurs de mon enfance. Ternies – Gâchées – Bousillées – Balayées – Massacrées – Anéanties.

Le décès de mon grand-père.

J’ai alors connu le vide, le Néant. J’avais cinq ans et demi, et je me souviens de ce jour comme si c’était hier. Descente du car – Maman – Grand-père est mort – Assommée – Réaction – Hurlements – Coups de pieds – Preuve.

 

 

J’aperçois mon grand-père à travers la vitre de la porte de sa maison. Il est allongé sur son lit. Pareil. Les yeux fermés.

La mort n’a pas de visage, ne laisse pas de trace. Elle a éteint son cœur, éteint sa flamme intérieure.

J’ai vu, je me calme.Voilà, mon pépé est parti pour toujours.

La phrase de maman qui se veut rassurante : «  Tu vois, c’est comme s’il dormait. »

Alors, la nuit dans mon lit, le sommeil a la couleur de la mort. Je réclame une lampe. Je ne veux plus être seule dans ma chambre. La mort va peut-être venir me chercher et m’emporter pour toujours. Et personne ne pourra l’en empêcher. Comme personne n’a pu empêcher mon grand-père de mourir, alors que lui n’était pas seul !

 

Il ne faut plus que son absence me terrorise.

 

Pépé, c’est un éventail de couleurs que tu as mis dans ma vie.

Le jaune de la chaleur du soleil qui chauffait ma menotte au creux de la tienne. Je l’avais toute mouillée de sueur, tu la gardais malgré tout.

Le vert tendre de la pointe des asperges que tu m’emmenais ramasser avec toi.

Le marron du chocolat que mémé grattait pour en faire des copeaux à déposer sur ma biscotte de beurre.

Le gris du puits d’où venait l’eau que tu me faisais boire, et que j’avalais pour ne pas te décevoir, même si je n’appréciais pas ce goût de pierre.

Le blanc chantilly de tes cheveux, de tes sourcils broussailleux et de ta moustache qui composait un visage bienveillant.

Le bleu de tes yeux à travers lesquels transperçaient ton intelligence et ta bonté.

L’arc-en-ciel de ton violon quand tu en jouais et que tu frottais de ton archet les cordes colorées dont les notes irisées se déversaient sur nous en une pluie légère.

 

 

Quelle a été ma vie sans lui ? Je n’en ai plus aucun souvenir. Le Néant. J’enrage de ne plus savoir, d’avoir trahi sa mémoire dans l’oubli. D’avoir soufflée sur l’amour qu’il me portait.

Pourtant, son absence a dû laisser des traces, vu l’importance qu’il eut dans mon enfance. Comment ai-je pu vivre sans lui ?

 

Effectivement, son décès m’a coupé l’appétit. Je me souviens d’avoir développé un rapport étrange à la nourriture : je sentais les aliments que maman posait dans mon assiette. Et si cela me paraissait suspect, je ne mangeais pas. Par contre, je me gavais de pain, à m’en rendre même, une fois, malade. Maman croyait que j’avais l’appendicite.

A chaque visite médical, on inscrivait sur mon carnet : «  Trop maigre ! »

 

Peut-être mes problèmes de poids et de sommeil étaient-ils normaux pour mon âge, comme il était plus facile de l’envisager.

Peut-être constituaient-ils tout simplement une réaction au départ éternel de mon objet d’amour, symptômes qui sont passés inaperçus aux yeux de tous.

 

Désormais, quand le Néant aux traits inexistants viendra me hanter, il faudra que je ravive toutes les couleurs que mon grand-père a cultivé en mon cœur, pour que plus jamais le noir vienne ternir mes lumières intérieures.

Et penser à toi, mon pépé, t’envoyer d’innombrables baisers pour t’affirmer que je t’ai aimé et t’aimerai éternellement. Et essuyer à tout jamais mes pleurs.

 

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