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Je ne me souviens pas de ma conception. Par contre, je me revois clairement posée sur une étagère assez sommaire, juste à côté d’une pile de soucoupes en plâtre assez épaisses. J’avais l’impression qu’autour de moi il y avait de tout, mais avec le recul, je réalise que c’était essentiellement de l’utile. Pas de fioriture sur les verres, assiettes ou autres ustensiles. Pas de frivolités dans les vêtements. Du nutritif pour les aliments.
Quelques néons puissants éclairaient ce hangar transformé en supermarché. Je ne voyais passer que des uniformes, parfois des hommes en civil et plus rarement des femmes.
Bien sûr, je ne savais pas de quoi j’avais l’air. Je devais être différente de ce qu’on pouvait rechercher dans cet endroit, puisque pendant ce qui m’a paru un temps très long (comparé à la vitesse à laquelle mes voisins d’étagères disparaissaient aux mains des visiteurs) personne ne fit attention à moi.
Un jour enfin, un homme en treillis m’a choisie. Il n’a pas marqué la moindre hésitation. Il m’a associée à une des soucoupes en plâtre en disant que c’était une chance d’avoir trouvé un ensemble et voilà que j’étais enveloppée dans un plastique à bulle. Deux heures plus tard, la soucoupe et moi réapparaissions dans une cuisine. A peine sorties, sitôt lavées… et emballées sommairement dans un papier coloré.

Ma nouvelle propriétaire n’a pas semblée ravie de mon apparition. Je l’ai entendue le soir même me critiquer en prenant sa mère à témoin « Comment une tasse aussi moche pouvait remplacer cette que son père avait cassée ? ». Je compris rapidement que je n’avais rien à envier aux tasses de porcelaine et autres mugs joliment décorées qui attendaient dans le placard. Et pour cause ! J’étais parfaitement assortie à l’affreuse soucoupe de plâtre rouge sombre. En questionnant mes voisines, j’appris que je remplaçais une adorable tasse anglaise décorée d’un chat qui avait été fracassée par un verre de Ricard alors qu’elle attendait dans l’évier l’heure de la vaisselle.
J’ai immédiatement pensé que j’allais dormir dans ce placard et que je finirai sans doute dans un carton, oubliée dans un coin ou donnée à quelqu’un (je n’osais même pas envisager l’accident pur et simple) mais en tous cas, j’étais sûre de ne jamais être utilisée .

Comme on peut se tromper ! Depuis mon arrivée sa vie, Emma me sort chaque matin. Elle verse l’eau brûlante de son thé en moi et pose ses mains autour de moi pour les réchauffer même si elle n’a pas froid.
C’est son rituel. Cela fait 20 ans que cela dure. Je l’ai suivie lors de tous ses voyages, je n ai eu en moi que du thé anglais, même si j’ai connu l’Amérique et l’Asie… Elle m’emmène en week-end, prétendant que son premier thé n’a pas le même goût si elle le prend dans une autre tasse. J’ai fréquenté les plus beaux hôtels, de bien jolies maisons, elle n’a jamais eu honte de me sortir, moi qui avais cru ma dernière heure sonnée quand la soucoupe s’est cassée.

De nouvelles tasses sont arrivées, cadeaux de ses amis qui connaissent son penchant pour le thé, mais jamais, pas une seule fois elle ne les as utilisées pour son premier thé. Je n’ai jamais non plus été prêtée.

Il y a peu, sa vie a changé. Mais moi je suis restée. Peut-être suis-je un repère ?
Elle répète souvent que pour elle, une journée commence bien lorsqu’elle peut prendre le temps de s’asseoir par terre, moi dans sa main, son regard posé surs ses chats dans le jardin. Avant, il y en avait trois, dont une qui venait systématiquement se désaltérer en moi une fois le thé bu et remplacé par une eau fraîche. Bien sûr, Emma faisait exprès de me poser à sa portée.

Je me souviens de sa tristesse quand l’un d’eux est mort. Elle pleura tant alors qu’un matin je lui échappai des mains et atterris au fond de l’évier. Ses larmes avaient redoublé.
Je n’étais pas cassée, juste ébréchée, mais suffisamment pour fuir.

Elle ne m’a pas jetée ou recyclée en pot à crayon. Son rituel a juste un peu changé. Aujourd’hui, chaque matin, elle sort une petite soucoupe et me pose dessus.
Elle me serre encore dans ses mains, elle ne peut s’en empêcher.
Peut-être suis-je moins jolie que ses autres tasses, moins fine, plus brute, plus masculine... mais je suis l’unique chose que son père soit allé acheter pour un de ses enfants.
Elle ne me voit qu’avec son cœur.

 

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