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Je ne me souviens plus si c’était un matin ou un soir. Peu importe. La mémoire a tendance à me jouer des tours à mon grand âge...  Je sais, en revanche, que le temps est venu de faire ma coulpe. J’ai gardé ce secret trop longtemps en moi et je ne quitterai pas ce monde sans laisser ce témoignage à qui tombera sur ces quelques lignes. Grâce à Dieu je manie encore le stylo avec dextérité. Certes, c’est la confession d’une pauvre femme avachie et veule qui s’abîme à longueur de journée sur les chaises poisseuses d’un asile de fous, mais c’est mon histoire, celle que l’on ne m’a pas laissé raconter durant ces longues années sous prétexte que je n’avais plus toute ma tête. Comment d’ailleurs garder sa tête lorsque l’on passe un pacte avec le diable en personne !

 

Les rails de chemin de fer qui jouxtaient l’usine désaffectée étaient mon terrain de jeux favori lorsque je n’étais encore qu’une enfant. En rentrant de l’école je passais un moment à jouer à l’élastique entre ces longs couloirs métalliques. Les autres gamins de mon âge ne m’approchaient jamais, ils avaient peur de moi... Déjà en ce temps là, je ne donnais pas cher de mon avenir dans une société qui d’emblée me punissait d’être une petite fille différente. Très timide et peu affable, sale et malodorante, je n’étais pas ce qu’on pourrait appeler une môme épanouie. Plutôt sauvageonne, les cheveux noir ébène toujours emmêlés, les habits crasseux. Lorsque je rentrais au camp où ma famille avait élu domicile sur le terre-plein abandonné gentiment « prêté » par la mairie aux gens du voyage, je ne recevais pas un accueil des plus empressés de la part des miens non plus. Parfois je me demandais si j’existais pour quelqu’un en ce bas monde, en dehors de mon institutrice, Mathilde, qui prenait le temps patiemment, de m’apprendre à lire et à écrire. C’est peut-être la seule qui croyait en moi et qui avait des desseins pour moi. Mais sûrement pas ceux qu’elle avait projetés..

 

Puis tout est allé très vite. Il y a eu d’abord ma fugue. Si tant est que l’on puisse parler d’une fugue ! J’avais tout de même vingt ans.... J’ai fui mon camp. Pour avoir rôdé quelque temps non loin de là, je peux vous dire que mon départ n’a fait verser aucune larme, bien au contraire. Un jour, ils sont même partis. Puis il ya eu le temps de la débrouille. Je vendais des paniers que je confectionnais moi-même et je sentais bien que l’on m’en achetait plus volontiers parce que je faisais peur que par nécessité ou par complaisance. Je vivais de petits riens, seule et finalement bien dans ma petite coquille. J’écrivais beaucoup, je décrivais. Leur vie. Leur routine. Leur stress. La façon dont pour moi ils passaient tous à côté de leur propre vie.

 

Et puis un jour j’ai vu arriver ce jeune homme sombre à l’allure rock and roll. Il était flanqué d’une drôle de guitare sans cordes qu’il portait comme un sac en bandoulière, et d’un énorme couteau à la ceinture, si luisant qu’il devait le polir et l’astiquer  tous les jours. J’ai compris très vite qu’il était redouté par les autres jeunes du village. Il semblait entendu d’avance que sa supériorité était incontestée. Il utilisait envers eux une familiarité protectrice et ô combien malsaine, basée uniquement sur la peur, grâce à laquelle il pouvait obtenir tout d’eux.

Il n’obtiendrait rien de moi, c’était clair. Après tout ce que j’avais vécu, j’étais aguerrie contre ce genre de personnage... Sauf qu’en réalité le pacte qu’il me proposa n’avait rien à voir avec ce que j’imaginais. Je me souviens encore de ses paroles tranchantes comme la lame de son couteau : « Si tu couches avec moi, tu auras mon respect et je te laisserai tranquille. A l’inverse, si tu refuses, je ferai de ta vie un véritable enfer »....  C’est comme cela que nous devinrent amants, un peu parce que j’étais seule et que je ne savais pas ce qu’était l’amour, un peu par peur de mourir sans le savoir et de finir mes jours seule. Je me demande finalement quel était le plus fou de nous deux...

 

Et puis mon ventre flasque a commencé à durcir puis à s’arrondir. J’ai accouché seule, à côté des rails du chemin de fer. Une petite fille. Je l’ai prénommée Mathilde, en souvenir de mon institutrice. Une adorable petite diablesse... Je me souviens encore de ce ravissant minois grimaçant... En la mettant au monde, j’ai rompu le pacte. Elle n’en faisait pas partie. Il n’en voulait pas.

 

Alors il l’a arrachée de mes entrailles et j’ai bien cru ne plus jamais la revoir. Ni lui, d’ailleurs. J’ai passé plusieurs mois à la chercher désespérément, du côté des églises des villages environnants car je savais qu’il l’avait déposée sur le parterre d’un de ces édifices. En vain.  La plupart des gens me tournaient le dos ou n’étaient guère bavards. J’ai erré... combien de temps, je ne peux le dire. Mais un jour ils m’ont trouvée au bord de la chaussée, sale, crasseuse, dégageant des odeurs nauséabondes, l’air totalement égaré, et m’ont internée. Je ne leur ai jamais parlé de mon passé, je suis restée prostrée et n’ai jamais plus ouvert la bouche. Jusqu’au jour où une  jolie jeune-fille, nouvellement engagée dans l’institution où je suis, ouvrit la porte de ma chambre – devrais-je dire ma cellule ? – pour m’apporter la médication douce du soir à laquelle je finissais par m’accoutumer. Elle avait les mêmes  traits fins du visage que moi et des cheveux ébène remontés en chignon d’où quelques mèches sauvages glissaient en désordre sur ses épaules... C’était elle. La ressemblance était frappante. Ma fille. Ma Mathilde. Je l’avais retrouvée enfin. Avec le temps, nous avons pris l’habitude de papoter quelques minutes en fin de soirée alors qu’elle m’administrait les soins mais jamais elle n’a fait mention de son passé.  Je voyais bien pourtant de la tristesse au fond de ses yeux et je sentais fortement que notre ressemblance la dérangeait. D’ailleurs tout le personnel se posait des questions devant la complicité qui nous unissait. Une connivence qui ne pouvait être que celle du sang. Elle comme moi avions choisi de ne pas briser ces instants d’affection par peur qu’un passé trop lourd ne vienne les ébranler. Mais au fond de nous, nous savions qu’un jour le diable, habillé en rock and roll, avait croisé notre chemin...

 

Aujourd’hui, elle a quitté son travail pour se marier, mais ne rate jamais une occasion de venir me saluer...

Cette histoire peut vous paraître insensée, mais quand vous vous êtes livré un jour corps et âme au diable, il faut savoir se contenter de ces petits bonheurs et faire table rase de son passé.

Tag(s) : #Textes des auteurs
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