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Il s’assied sur le siège d’en face, en diagonale par rapport à moi. Je préfère ça. Il reste de la place pour étendre les jambes. De toute façon, il n’y restera pas après le passage du contrôleur. Sans vouloir tomber dans le stéréotype, il n’a pas l’allure du client de première classe. Son pull élimé, son pantalon paramilitaire qui semble avoir survécu à deux guerres, son teint mat, ses cheveux noirs légèrement bouclés, un sac Lidl comme seul bagage. Classique. Comme c’est mal indiqué, on s’installe en première classe. Et quand le contrôleur débarque, on vole en deuxième classe. En général, les employés sont plutôt conciliants. Ils indiquent juste la voiture précédente, ou la suivante, dans un anglais souvent approximatif. L’homme, ou la femme, se lève, rassemble ses affaires et se lève en remerciant poliment celui qui vient de l’éjecter.

Je tourne une nouvelle page du journal. On parle de la guerre en Syrie. Les Russes se félicitent d’avoir bouté les islamistes dehors et d’avoir renforcé le pouvoir en place. Mon regard glisse sur mon vis-à-vis. Il vient de sortir un livre imposant de son sac commercial. Discrètement, j’en déchiffre la couverture. Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag. Fameuse brique. Et en français s’il vous plaît.

Un prospectus publicitaire sert de marque-page. Il vante en anglais les merveilles de l’île de Lesbos. La mer bleue, la plage, les villages colorés. Rien à voir avec un camp de travail. Sauf peut-être pour cet homme. Est-il passé par l’île ? Qu’y a-t-il vu ? Probablement pas l’hôtel cinq étoiles où j’ai été en vacances il y a cinq ans. Avant mon divorce. Non, lui, il a probablement vu un camp de réfugiés, après être arrivé dans une embarcation de fortune. Je détourne la tête et me replonge dans l’actualité.

Une double-page m’annonce le match au sommet du championnat qui aura lieu ce week-end. Les paysages de la mer Égée sont posés sur la tablette qui nous sépare. Mon voisin est parti en Sibérie, son regard fixé sur les pages décrivant la vie des prisonniers sous le régime communiste. Compare-t-il la vie de ces hommes avec celle qu’il a connue lors de son voyage vers l’Europe ? Je ferme les yeux pour l’accompagner dans son périple hasardeux. Trouver un bateau pour le continent. Comme l’argent est rare, on fait le voyage sur le pont. L’arrivée à Athènes, berceau de la démocratie. Et puis l’espoir de rejoindre l’Allemagne, la Belgique, la Grande-Bretagne. Mais les frontières sont imperméables, les douaniers intraitables. Enfin ! un avion qui emmène mon compagnon à Berlin, Paris ou Bruxelles. La découverte d’une ville nouvelle. La porte de Brandebourg, la tour Eiffel, l’Atomium. Le sourire des gens. Les regards qui se détournent. La recherche d’un logement.

Et les formalités administratives. La demande d’asile. La peur d’être renvoyé.

Le haut-parleur annonce mon arrivée à destination. Je prends ma veste. Mon réfugié range son livre et se lève. Je le suis dans l’étroit couloir. Il descend les deux marches grillagées et atterrit sur le quai.

« Papa ! »

Deux petites fusées blondes arrivent et se jettent dans ses bras. Un garçon de six ans environ, la fille doit avoir deux ans de plus.

« Alice, Maxime. Deux jours sans vous, ça a été si long. »

Il a parlé sans accent. Je me suis arrêté. Je regarde une femme, châtain clair, venir l’embrasser et achever d’effilocher l’histoire de mon compagnon.

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